C'était du Chopin

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Elle paraît vachement normale. Une tête, deux bras et deux jambes.
Elle est normale.
Il fallait juste s'arrêter un peu sur son visage, et sur ses poignets.

Sa lèvre était très légèrement fendue, et quelques bleus étaient encore visibles derrière une couche de fond de teint.
Des points bleutés parcouraient ses avants bras, comme si quelqu'un l'avait empoignée brusquement.
Y'en a beaucoup trop, dans cette gare.
Elle passe juste à côté de moi, et je vois ses doigts. Ses ongles coupés en ovales parfaits, la pulpe un peu abîmée.
Des doigts de pianiste.

J'entame la lecture de sa vie.


C'était la voisine d'à côté. J'la voyais des fois, sur le palier, elle et ses lunettes du soleil à vingt-trois heures.
Elle me lançait un sourire timide que je lui renvoyais. Elle parlait jamais vraiment, ne disait jamais bonjour ou au revoir, ni merci quand on lui tenait la porte.
On se contentait d'un hochement de tête et d'une esquisse de sourire.
Un peu comme si elle avait peur de fondre en larme en ouvrant la bouche, vous voyez de quoi je parle ?

Elle jouait au piano, tous les soirs vers dix neuf heures. Elle alternait entre Mozart, des morceaux aux airs japonais ou ceux d'Amelie Poulain.

Ce soir là c'était du Chopin. J'm'étais assis sur mon canapé, comme à chaque fois, avec l'oreille collée à la paroie qui nous séparait, pour laisser la mélodie m'envoûter un peu plus.

Puis j'ai entendu l'ouverture de sa porte, et une voix masculine et rauque qui gueulait dans l'appart, recouvrant le son du piano.
Le genre de voix ivre, suave et que les enfants retrouvent dans l'Ogre du Petit Poucet.

Et là, y'a eu des cris. Un accord horrible est paru à mes oreilles, comme si quelqu'un s'appuyait dessus. Y'a du verre qui a cassé, le piano à continué de produire des notes loin d'être mélodieuses, comme s'il criait avec la fille.

Aux notes graves du début se sont mêlées des aiguës, ainsi que des sanglots.
Comme si quelqu'un s'allongeait de tout son long dessus.

J'ai rien fait, j'ai pas bougé d'un pouce.
Le bruit s'est arrêté. La porte à claqué. Le piano à arrêté de jouer. D'ailleurs il ne joue plus.
Je tends quand même mécaniquement l'oreille tous les soirs à 19 heures. Puis je me rends compte que le piano m'a appelé, que la fille m'a supplié. Qu'à travers ses sanglots elle me demandait de venir, qu'à travers ses notes il m'implorait de la sauver.

Mais j'ai rien fait, et le piano a arrêté de jouer en même temps que sa vie.

C'était du Chopin, ce soir là.

DEAR FUCKING WORLDWhere stories live. Discover now