Homme à l'amer

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On ne lui donnerait pas plus de vingt ans. Il est assis, à côté d'un famille dont la mère tient une pancarte « from Syria ». Deux des trois gosses dorment, allongés sur une couverture rose miteuse, et le dernier (le plus petit) braille dans les bras de sa mère. Le gobelet à café usé trône devant eux, rempli de quelques misérables pièces.
Et ce type, à côté, les cheveux noirs en bataille, un début de barbe, un teint hâlé et des yeux marrons cernés, fatigués.
Il regarde les gens, de temps en temps le gamin qui pleure. Puis les gens, encore les gens, toujours les gens. Ne tend même pas la main pour demander une pièce, ne bouge aucun de ses membres. On aurait pu le croire mort si son regard las ne se baladait pas autour de lui.
J'entame la lecture de sa vie.

***

Un pied devant l'autre. J'ordonne à mes pieds de marcher, mes poumons de respirer.
Je voudrais bien supplier mes oreilles d'arrêter d'entendre, cependant. Les cailloux crissent sous nos semelles usées, le gosse derrière moi crie et chiale, les gamins râlent, les vieux grognent. Comme si leurs bruits nous donneront quelques pièces, comme si leurs plaintes effaceront les bombes et les morts de nos têtes.
Peut être que le marmot a raison de s'égosiller, au fond. J'en sais trop rien. Je sais juste que les personnes âgées entre dix et cinquante piges marchent en silence. Et lui il crie, il crie un peu pour nous n'empêche. On supplie, on hurle, on tonne avec les yeux et lui avec sa voix aiguë.

Ma bouche est sèche, mes lèvres sont sèches, ma langue est sèche. Je ressemble plus à un robot a qui on a ordonné de vivre qu'à un humain. M'asseoir sur le bas côté serait plus simple. Je prendrais ma tête entre mes mains puis m'arracherais les cheveux un par un, à moins d'écraser mon crâne en mille morceaux. Des morceaux d'espoir, des souvenirs. Des amours, des amis. Ils s'échapperaient jusqu'en France pendant que mon cadavre giserait au bord d'une route au nom que je ne connais pas.
J'avais lâché ça y'a quelques semaines, pendant une pause, la nuit. A la vieille (ses rides lui donnent bien soixante ans, mais il se peut qu'elle n'en ai que quarante). Elle m'avait répondu d'espérer, que l'espoir fait vivre.
Aux dernières nouvelles, l'espoir ne donne pas à boire, ne trouve pas de job, n'arrête ni les bombardements ni les guerres.

Hier, un photographe nous a pris en photo. Enfin il a surtout pris l'enfant derrière moi. Il lui a même donné un gâteau. Je me suis retenu de lui préciser que c'était inutile car il vomissait tout ce qui rentrait dans sa bouche.
Son cliché fera soi la une des journaux, ou bien il sera casé entre la rubrique des chiens écrasés et celle des sondages (vous voyez, celle qui annonce que 64% des Irlandais préfèrent les chiens aux chats).
Je ne sais pas trop ce que je trouverai en France. Certains parlent de huit cent euros par mois, d'autres d'un appartement à Paris. Je sais que c'est du rêve. Le genre de rêve auxquels les désespérés se raccrochent. J'ai entendu les voisins en parler (ils sont restés là bas). L'institutrice de leur fils était partie en France, et la seule place qu'elle avait désormais était dans une tente, au bord du périphérique. Je pense que c'est mieux que de crever sous les décombres de sa propre maison. J'en viens à regretter l'université, ma chambre, les soirées, la vie normale et la fille aînée des voisins, qui était quand même vachement belle. Belle et probablement morte à l'heure qu'il est. Je peste quand un deuxième gamin émet un cri particulièrement perçant. Je plein son père, aussi. Je sais qu'il ne vit que pour le petit, et qu'il serait allé rejoindre sa femme, là haut, sans lui.

Je shoote dans les cailloux sur le chemin. Celui là, c'est les terroristes. Je frappe du pied très fort dedans, et la pierre roule loin de moi.
Celui là, c'est la politique actuelle. Bam ! Dans le caniveau !
Je continue mon cinéma, envoie valser des pierres aux quartes coins de la route (même dans les chaussures de la femme devant moi qui me lance un regard noir). Je leur attribue des rôles, des noms, jamais  des court d'imagination. Il faut dire que j'en veux a pas mal de monde. J'en viens même jusqu'à nommer l'un d'eux du même nom que mon ex-copine au lycée.
Puis y'a ce caillou, blanc, immaculé, que la boue et la merde de chèvre ont épargné.

Ça, c'est la terre entière.

Je mets ma colère dans ma chaussure et tire le plus fort possible. Mais il reste devant moi, sur mon chemin. Je recommence trois fois. Il finit par rouler et dévier sa trajectoire. Il se loge dans le caniveau également avant de finir son trajet dans une plaque d'égout.
Je comprends rapidement.

Ça n'est pas juste un enfant qui s'est noyé à la mer, c'est la Terre entière.

DEAR FUCKING WORLDOù les histoires vivent. Découvrez maintenant