CLXV. Pauv' Poisson Bigleux

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J'époussetai la neige de mon manteau tout en pestant contre la silhouette encapuchonnée. Grâce à mes réflexes, j'avais réussi à ne pas tomber fesses les premières dans la neige, mais il neigeait tellement que j'avais tout de même dû me rééquilibrer à l'aide de mes mains.

Et ma main non gantée me suppliait actuellement de rentrer au plus vite dans la fournaise du réfectoire. Ce que je fis, après exactement 0,012 seconde de réflexion. Il faut dire que le froid en Norvège ne rigole pas.

Au moins ce serait un Noël avec de la neige, de la belle neige immaculée, loin de la neige grise et boueuse de l'Irlande à laquelle j'étais habituée pour cette période.

Je me servis rapidement au self, dans lequel étaient suspendues une myriade de petites banderoles joyeusement intitulées « Lille julaften ». Le vision des plats uniquement traditionnels m'arracha une grimace de dégoût, puis de malice lorsque je m'imaginai spontanément la tête que Nikolas ferait en goûtant ce Lutefisk, un poisson mariné dont les yeux globuleux asymétriques brillaient au-dessus d'une gueule entrouverte par la pêche.

Il aurait tout de même tenu à avaler sa bouchée de Lutefisk, aurait tenté de me dissimuler sa répulsion et aurait finalement décalé le met de sa fourchette jusqu'au bord de son assiette. Je me serais moquée ouvertement de lui en le dévisageant ostensiblement mais j'aurais fini par faire la même chose. Nous aurions alors échangé un sourire complice devant nos attitudes enfantines.

Et puis je me souvins que le charmant abruti était introuvable depuis ce matin.

Plateau en main, je m'engageai dans l'allée centrale afin de rejoindre notre place habituelle, à laquelle nous nous donnions tacitement rendez-vous aux repas, bien que j'aie de moins en moins d'espoir de l'y voir ce midi. C'était une table un peu à l'écart, près d'une fenêtre mais assez mal éclairée, ce qui nous convenait tout à fait car cette semi-obscurité nous permettait de nous relâcher -un peu- sur nos personnages mais également d'éviter...

Quand on parle du loup – de la louve en l'occurrence.

J'avisai trop tard de l'œil la bande maudite de Zella. Celle-ci me suivait de son regard strié d'ambre que de longs cils balayaient de temps à autres ; et tenait devant sa bouche, un morceau de poisson argent empalé au bout de sa fourchette.

Impossible de l'ignorer et de m'installer autre part qu'à sa table, son attitude tenait plus du défi que de la bienvenue.

J'étais un peu étonné de l'intérêt qu'elle portait à mon humble personne aujourd'hui.

Mettant sa fourchette dans sa bouche, elle me désigna du menton la place en face d'elle. Je jetai un rapide coup d'œil à la tablée : Sin était installé à la droite de Zella tandis qu'une fille aux cheveux bruns très longs au ruban cravate couleur bois et Joia se trouvaient à sa gauche. A mes côtés étaient assis Lorem – la fille que j'avais fait tomber dans la neige, deux Barn et un Tenåring que je ne connaissais pas, et puis un peu plus loin, Cazimir en pleine conversation avec un garçon.

Je décidai de commencer ce fabuleux menu de veille de Noël sans attendre que Zella ne me parle ou ne me permette de manger... Maintenant que j'étais coincée avec elle, autant en profiter pour découvrir ce qu'elle me voulait – à moi ou à Nikolas – et tâcher de rester le plus de temps possible ici pour intercepter Nikolas. Car il allait venir. Il n'allait pas manquer deux repas dans la même journée, tout de même ?

Avec le ton qu'on emploie habituellement pour demander le poivre, elle dit négligemment :

D'où viens-tu, Kafée ?

J'eus la présence d'esprit de ne pas retenir ma respiration alors qu'instinctivement j'allais le faire. Cachant mon affolement face cette question qui mettait en jeu le personnage de Kafée, faisant trembler les fondations-mêmes qu'était la mascarade de notre présence dans cette école à Nikolas et à moi, j'utilisai la même tonalité de voix pour répondre :

D'Irlande, (et j'ajoutai, mentant) de Dublin.

Elle hocha la tête lentement, sans décrocher son regard de moi.

Ceci explique ton accent. Tu y vis avec ta famille ?

Je grattais nerveusement une rainure du bois de la table, qui avait par endroits des imperfections. Je me rendis tout à coup compte que ce geste pouvait être interprété comme un signe de malaise. Je cessai aussitôt et, ne sachant que faire de cette main, saisis un deuxième couvert.

Je réfléchis à toute vitesse : si elle avait déjà une autre version de Nikolas ou même – ce qui signifierait qu'elle a tout découvert – la réponse, je ne devais pas trop m'en éloigner mais si elle n'en n'avait aucun idée, autant ne pas la mettre sur la piste.

Je n'habite pas avec mes parents, je... suis émancipée depuis un bon bout de temps maintenant.

Elle entrouvrit les lèvres mais avant qu'elle ne tente d'approfondir le sujet avec des questions dérangeantes, je la devançai avec la technique répulsive « Kafée » :

Je peux gérer un tas de trucs seule, par exempleuh mes activités, ce que je mange. C'est... heu... vachement reposant...

La débilité de Kafée la dissuaderait peut-être de poursuivre.

Zella introduisit le morceau de poisson argenté dans sa bouche et il y eut un petit silence pendant qu'elle mâchait.

Où voulait-elle en venir ? Pourquoi ces interrogations soudaines ?

Une sourde inquiétude montait en moi, alimentée par toutes les peurs que j'avais accumulé jusque-là et par l'absence étrange de Nikolas. Même sous le couvert de l'idiot Chokola, Kafée avec Chokola était plus capable de protéger nos identités.

Elle avait fini sa bouchée. Elle posa sa fourchette et croisa posément ses mains sous son menton.

Et Chokola ? D'où vient-il ?

Selena - Les Lunes JumellesWhere stories live. Discover now