CLXVI. Tribulations D'Une Addicte Aux Bouclettes Ebènes

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Je marquai un temps d'arrêt, juste assez pour qu'elle le remarque, puis répondis avec insouciance :

D'un village perdu, à une grosse heure de Dublin. Donegal je crois.

Elle mordit pensivement sa lèvre inférieure et embraya sur elle-même :

J'habitais aussi dans un petit patois quand j'étais petite... avec mes parents et ma sœur.

Les yeux dans le vague, il me semblait soudain qu'elle était très loin. Avec sa famille peut-être, dans la maison familiale, dans ses souvenirs d'enfant. Une enfance heureuse ou malheureuse ? Je n'avais jamais réalisé qu'il existait un Sandor père et une seconde Sandor junior. Aussi.

Son visage était étonnamment détendu et lisse, sans ce rictus habituel au coin des lèvres et ce froncement dédaigneux des sourcils. L'ambre de ses yeux se voila un instant, mais avant qu'une larme ne perle, elle s'arracha à ses rêveries en plantant presque férocement son couteau dans son poisson.

Alors qu'elle levait la tête, je tournai aussitôt la mienne afin qu'elle pense que je n'avais pas surpris son absence.

Bien que le fait qu'elle se soit comparée à Nikolas me hérissait, je ne pouvais décemment occulter les points communs entre elle et lui : cette impression persistante de ne rien connaître d'eux sinon ce que l'on a perçu ou ce que l'on nous a dit, ce sentiment qu'ils cachent des secrets et portent un masque dont ils revêtent les traits si bien qu'ils le deviennent mais surtout, ils semblaient faire partie de ces personnes qui, quand elles ont un but, le poursuivent avec une ténacité et une persévérance inébranlables. Que ce but soit bon, mauvais ou un savant mélange des deux, comme c'est souvent le cas.

Personne ne semblait avoir remarqué le court égarement de Zella, à l'exception peut-être du garçon à sa droite, qui gardait sa main autour du pot de sel depuis bien trop longtemps pour ce ne soit pas suspect. Sin.

Sel que Zella lui arracha quelques minutes plus tard pour saler le dernier morceau de son poisson entre deux commentaires désobligeants sur les emplettes de la veille de deux filles et la critique acerbe de la méthodologie d'un professeur que je ne connaissais pas.

***

Je passais l'après-midi avec Zella, Joia, Sin... Elle ne me posa pas plus de questions et fis même comme si j'étais transparente. Elle considérait peut-être que la possibilité de rester avec elle et sa cour était un honneur suffisant – et déjà trop important – pour moi.

Nous étions dans le salon des Barn, bien plus luxueux que celui des Nyfødts. Tapissé de vert du sol au plafond, de confortables canapés gris étaient disposés en cercle à côté de distributeurs automatiques et de babyfoots. Les lampes murales argentées n'étaient pas toutes allumées, ce qui plongeait la pièce dans une semi-pénombre. Ça aurait dû être agréable, mais ce n'était pas même chaleureux.

Une personne manque, ne pus-je m'empêcher de penser.

Joia avait mis de la musique et Zella faisait ses talons en marchant en large et en travers du salon, avec son allure de mannequin, ses jambes se croisant presque à chacun de ses pas.

Je la regardais distraitement aller et venir, ou plutôt je fixais son ombre, clairement découpée sur le mur par l'éclairage ambiant. Et sous mes yeux ébahis, les épaules de l'ombre s'élargirent, les cheveux rétrécirent et bouclèrent, la jupe s'allongea pour devenir un pantalon et l'ombre de Zella devint celle de Nikolas.

Je clignai des yeux, tentant d'échapper à cette vision qui mettait en doute ma santé mentale.

On dirait une alcoolique en manque. Tu vas convulser bientôt ?

Je sentis le rouge me monter aux joues. Bien que sachant pertinemment que cela ne se verrait pas à cause de l'obscurité et de ma faible proportion naturelle à rougir, j'en tirai une certaine gêne.

Gênée d'être... gênée, je me levai du canapé puis... m'y rassis jusqu'à la fin de l'après-midi.

***

Comme prévu la robe était parfaite et avait pour avantage notable de transformer mes formes musclées en formes plus « féminines ». Au moment de faire glisser la fermeture dans le dos par télékinésie, je ne pus m'empêcher de penser à une certaine personne dont l'absence commençait à m'inquiéter.

Je n'avais en effet rien dit ou fait de choses ces derniers temps qui auraient pu le pousser à disparaître une journée entière.

J'avais bien pensé à aller voir dans sa chambre, mais je ne connaissais pas le numéro et il était tout à fait impossible pour une fille de s'aventurer dans le dortoir des garçons, encore plus pendant les préparatifs avant le Bal de ces messieurs.

Je respirai un bon coup, enfilai mes souliers, les gants crème, attachai mes cheveux en demi-queue et sortis de ma chambre.

S'il y avait bien un endroit et un évènement que Nikolas n'avait pas le droit de manquer, c'était bien le Bal de Noël. 

Selena - Les Lunes JumellesDove le storie prendono vita. Scoprilo ora