Chapitre 5

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— Sérieusement, Clément, je sais pas comment tu fais, lance Julien, la bouche pleine.

—   Comment je fais quoi ?

—   Avec Manu, pour le supporter.

Clément hausse les épaules.

—   Il est pas si pire.

—   T'es sérieux ?! s'exclame Julien.

—   C'est vrai que j'ai l'impression qu'avec toi, il gueule moins qu'avec les autres, remarque Maxence, suspicieux.

—   Ça doit être parce que je fais bien mon boulot, se vante faussement Clément.

—   Mais des fois, je vous vois parler, en plus, insiste Maxence en se penchant en avant par-dessus la table. Il te raconte sa vie, ou quoi ?

—   Pas du tout, rit Clément. C'est juste... je sais pas, il essaye d'être poli ?

—   Poli ?! Manu, poli ? s'écrie Julien. J'ai jamais vu ça.

—   Moi non plus, rétorque Philippe.

—   De toute manière, c'est pas comme si on était potes ou quoi, dit Clément, espérant conclure la conversation.

—   Encore heureux ! sinon, on pourrait croire qu'il est malade, lance Julien.

—   Non mais sérieusement, de quoi vous parlez ? persiste Maxence, le regard insistant.

—   Je sais pas, des trucs sans importance. Les embouteillages sur le périph, tout ça.

C'est faux. Ils ne parlent pas des trucs sans importance. Enfin, ils parlent aussi des embouteillages sur le périph, mais essentiellement, ils parlent de Sarah. Sarah n'est pas sans importance. Manu demande régulièrement comment elle va, et Clément lui répond. Il n'arrive pas à savoir si Manu essaye juste de faire la conversation ou si ça l'intéresse vraiment, vu qu'il a ce même air distant quel que soit le sujet qu'il aborde. Mais il a l'impression, même quand il lui demande comment était le trafic pour venir ce matin, qu'il s'en préoccupe vraiment ; comme s'il s'inquiétait pour lui.

Mais, avec Manu, c'est difficile de mesurer son degré d'engagement dans une conversation. Il pose toujours les questions comme si la réponse n'avait aucune importance, et conclut toujours la discussion abruptement une fois qu'il a obtenu l'information qu'il voulait. Il est capable de le pourrir pendant cinq minutes pour avoir rajouté le lait trente secondes trop tôt en préparant une crème, et à côté de ça, il a accepté d'échanger son jour de congé avec lui pour l'anniversaire de Sarah ; ou il l'a invité à dormir chez lui un jour où il était trop fatigué pour rentrer. Il n'arrive pas à comprendre les raisons qui sous-tendent ses actes : est-ce qu'il aurait fait ça pour n'importe qui par simple politesse, ou juste pour donner un coup de main, ou bien est-ce que c'est parce qu'il l'apprécie, lui, personnellement ?

Il n'aura jamais la réponse, à moins qu'il ne lui pose la question directement, et ça ne risque pas d'arriver : Manu évite tout sujet de conversation personnel qui le concerne. Clément respecte ça : lui non plus n'a pas envie d'étaler sa vie privée à tout le monde, après tout ; il ne lui pose donc pas de questions sur lui, et ne cherche pas s'immiscer dans son intimité. Mais des fois, ça l'ennuie de ne pas savoir sur quel pied danser avec lui. Il est persuadé qu'il n'est pas une mauvaise personne, au fond, qu'il préfère juste garder ses distances. Ça ne l'empêche pas de trouver parfois fatigant de ne pas savoir à quoi s'attendre avec lui. Il essaye lui-même de prendre de la distance avec ça, comme il le faisait au début, de ne pas s'attacher à ce que Manu peut dire ou faire, à la manière dont il peut réagir, et de n'être là que pour le boulot, mais c'est de moins en moins facile. Maintenant qu'il le connaît un peu mieux, maintenant qu'il le voit s'ouvrir, d'une certaine manière – il l'a invité chez lui, merde –, il a envie de le comprendre, de savoir comment il fonctionne.

Mais Manu reste éternellement hermétique, ne se dévoilant que quand il y est contraint et forcé – et encore –, et Clément n'est pas du genre à forcer qui que ce soit. Alors il se contente de l'observer et de saisir les miettes d'information qu'il laisse échapper.

—   Il passe par le périph pour venir ? demande Maxence, ne lâchant pas l'affaire.

—   Non, il habite pas loin d'ici. Mais moi oui.

—   Attends, tu sais où il habite ?! s'étonne Maxence.

Clément hausse les épaules pour faire comme s'il n'avait pas laissé échapper une bribe d'information assez massive.

—   Pas vraiment, non. Il m'a juste dit qu'il venait à pied. J'en ai déduit qu'il venait de pas loin.

Julien a carrément reposé sa fourchette.

—   Wow. Il t'a dit qu'il venait à pied. T'es devenu son confident, mec !

—   Faut pas exagérer non plus, sourit Clément.

—   Arrête, t'en as appris plus en trois mois que nous en plusieurs années, lance Maxence.

—   C'est parce que vous étiez pas assez attentifs, les taquine Clément.

Maxence le fixe sans rien dire.





L'une des raisons pour lesquelles Manu apprécie de travailler avec Clément, en dehors du fait qu'il soit un bon pâtissier, c'est parce qu'il ne cherche pas à faire la conversation. Il ne lui demande rien qui n'ait pas trait au boulot, ne cherche pas à échanger des banalités comme des remarques sur le temps qu'il fait, et ne lui raconte pas sa vie non plus. Du moins, pas sans invitations. Parfois, Manu se surprend à lui poser lui-même des questions sur lui, juste pour vérifier qu'il est en état de travailler ; s'il a assez dormi, si sa nièce ne lui prend pas trop de temps ou d'énergie, s'il a fait attention sur la route. Il ne peut pas se permettre d'avoir une subordonné qui ne soit pas à 150% dans ce qu'il fait et qui ramène ses problèmes personnels au travail.

Enfin, ça, c'est ce qu'il se dit pour se justifier. En vrai, quand Clément lui parle de sa nièce avec des étoiles dans ses yeux, ou qu'il rit, comme à une blague que lui seul peut comprendre, Manu se rend compte que ça l'intéresse vraiment, et que ça lui fait plaisir de partager ça avec lui – et ça lui fait plaisir que Clément partage ça avec lui, et pas avec les autres. Avec le temps, il a appris à apprécier Sarah, gamine espiègle, ou à attendre le côté rocambolesque que Clément donne à ses récits de slaloms entre les voitures sur le périphérique et les autoroutes d'Île-de-France.

Mais tout ça ne l'arrange pas vraiment. Il s'est toujours efforcé de bien séparer travail et vie privée, et là, il a déjà l'impression que Clément s'est immiscé bien trop loin dans la seconde. Alors, pour bien garder une séparation visible, il est de plus en plus intraitable sur son travail et sur les erreurs, même minimes, que Clément peut faire en cuisine. Il ne lui laisse absolument rien passer, même l'oubli le plus insignifiant.

Et pourtant, une fois ou deux par semaine, il ne peut s'empêcher de demander comment va Sarah, et il se sent un peu plus coupable à chaque fois qu'il hausse le ton contre Clément, pour quelque raison que ce soit.

La cuisine ne ment jamais [TERMINÉE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant