Chapitre 4 - Le Cœur des Ténèbres

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Qu'une chose si petite et insignifiante soit la clé d'un secret si précieux paraissait invraisemblable. Miracle ne cessait de tourner le fruit entre ses doigts. Elle s'était installée sur la terrasse à l'arrière du restaurant, où elle aimait passer du temps quand les employés n'y prenaient pas leur pause. Dans le soleil éclatant de cette paisible journée du mois de mai, le rouge pulpeux de la fraise se couronnait d'un éclat doré, là où les rayons qui filtraient par les arbres de la forêt non loin frappaient la surface ronde et charnue.

Pourtant, le fruit avait souffert. Déjà, quelques taches cramoisies viraient au marron clair. la chair se ratatinait un peu par endroits, et quelques grains étaient tombés. Miracle se prit à imaginer avec fascination les effets de la pourriture qui s'installait. D'ici quelques heures, un duvet blanc pousserait là où le fruit avait le plus souffert. Une cavité se creuserait dans la chair.

À moins que la nature n'ait d'autres desseins pour ce fruit en particulier.

« Ah, tu es là. »

La voix de sa mère surprit Miracle, qui serra précipitamment le fruit dans le creux de sa main, et prit heureusement garde de ne pas trop le presser.

« Je te cherchais, continua Jenovefa, pour te prévenir que je dois aller faire une course urgente.

— Un problème ? demanda Miracle pour donner le change.

— Plutôt, oui. Mon avocat à Londres m'a appelée pour m'informer que la famille Stern porte plainte contre Elysion. Abus de confiance, abus de faiblesse, escroquerie, pratique illégale de la médecine et meurtre. Meurtre ! répéta-t-elle en levant les mains au ciel. C'est un comble. Enfin, bref, deux cadres ont été mis en garde à vue, je dois me rendre immédiatement sur place pour tenter d'éteindre le feu. Tu te débrouilleras toute seule ?

— Maman, j'ai dix-sept ans, fit la jeune fille avec un regard de reproche.

— Le mois prochain, oui. Bon allez, je file. Je devrais être rentrée avant ton père. N'oublie pas de prendre tes médicaments.

— Je s... »

L'adolescente n'eut pas le temps d'exprimer son mécontentement. Un « plop » retentit, accompagné d'un coup de vent. Sa mère venait de se volatiliser.

« Je saiiiiiiiiiis ! » hurla-t-elle de toutes ses forces.

Elle cria sa frustration en direction de la forêt, dont l'orée formait un rempart à quelques dizaines de mètres seulement de la maison. Sa rage résonna une seconde entre les conifères, puis s'éteignit.

Les chants des pinsons, des fauvettes, des mésanges et des rouges-gorges prirent le relais. Une douce brise accompagnait le concert de son murmure intermittent. Miracle savoura cette musique. Cette journée lui appartenait. Elle serait ce qu'elle déciderait.

Elle ouvrit la main et une résolution s'imposa comme une évidence.

Je choisis la pilule rouge.

Encore une citation d'un vieux film. Mais non, elle voulait prendre son temps. Comme pour une première fois. Il ne fallait pas se hâter. Tout d'abord, elle tenait à vérifier ce que prétendait Nelly. Tout ce qui sort de l'armoire est voué à disparaître. Comme Jenovefa venait de s'éclipser, peut-être ? Ou bien s'agissait-il d'une lente dissolution, comme une glace qui fond au soleil ?

Miracle décida donc d'attendre, et d'observer. Elle monta dans l'appartement pour chercher une bouteille de soda et son carnet à dessin, puis redescendit s'installer à son aise sur un transat face à l'orée du bois. Elle posa la délicate fraise bien en évidence sur le bout de l'assise, et se mit en position, les jambes croisées, son crayon à la main.

Babylon - Les Mondes de MiracleWhere stories live. Discover now