Chapitre 1 - La Lisière

171 37 165
                                    

Elle se plaisait à louvoyer entre les tables. Elle glissait parmi les conversations et les effluves de plats épicés, tel un courant d'air dans la salle surchauffée. Personne ne lui prêtait attention, tant chacun était absorbé par la dégustation, pris dans une bulle d'hédonisme dont les frontières ne dépassaient guère le bout de la nappe blanche. Elle savourait ce moment de relative invisibilité. Elle en avait un besoin presque vital. Pour une fois, les regards ne s'accrochaient pas à sa peau telles des sangsues déposées là par un médecin à court de remèdes. Pas comme à l'école. Là-bas, les langues accompagnaient les yeux, se déliaient pour venir fouetter son cœur et lacérer sa peau.

« T'as vu comme elle est trop chelou la meuf. »

Slash.

« On dirait qu'elle est tombée dans un cendrier.

- Ah ouais, mais carrément ! »

Slash.

« C'est sa vraie tête, ou bien elle a trafiqué son avatar ?

- Non, je vous jure. Elle est comme ça en vrai.

- Vous croyez qu'elle se lave ? »

Slash. Slash.

Les années n'y faisaient rien. Les voix changeaient mais toujours lui infligeaient le même tourment. Et sa peau gardait cette même étrange couleur grisâtre et maladive.

Elle avait espéré, un temps, qu'avec l'adolescence sa carnation virerait à un ton plus naturel. Moins remarquable, dans le mauvais sens du terme. À présent, elle se rendait à l'évidence. Être née métisse resterait une malédiction que le temps n'effacerait pas.

Au moins, ici, les langues se trouvaient un autre sujet de conversation. L'arôme subtil de ce pavé de cerf se mariait avec ce on-ne-savait-quoi qui en décuplait la puissance et ravissait la palais. La texture de cette mousse évoquait la délicatesse d'un nuage et la douceur de la soie. Cette sauce riche et onctueuse nappait délicieusement les papilles. L'adolescente connaissait le refrain par cœur, pourtant elle ne se lassait pas de cette musique. Elle préférait largement en profiter de près, où les voix lui parvenaient distinctement, plutôt que depuis sa chambre, deux étages plus haut, où la rumeur et les éclats de rire se muaient en un brouhaha informe, tout juste bon à l'empêcher de dormir.

« Reste pas là, Miracle. Tu déranges les clients. »

La voix de Kassim rompit sa rêverie. Le serveur n'avait jamais trouvé grâce à ses yeux et cette remarque vint s'ajouter à la longue addition des rancunes qu'elle nourrissait à son égard.

« De quoi je me mêle ? protesta-t-elle.

- Tu bouges, ou bien tu préfères que j'aille chercher ton père ? »

La simple mention de son géniteur suffit à refroidir ses velléités de rébellion. Aussitôt que le serveur eut tourné le dos, elle lui tira la langue , puis traîna piteusement les pieds jusqu'au bar et se glissa sans un mot derrière Djamila pour s'installer dans le recoin aménagé à son attention. Elle y disposait de crayons et de papier à en-tête, et passait les heures du service à épier les clients solitaires, couples, ou groupes d'amis, qu'elle griffonnait au gré de ses humeurs. Tout une pile de croquis témoignait du nombre de soirées ainsi occupées.

Mais ce soir, elle ne se sentait pas l'envie de dessiner. Les lettres du haut de page tourbillonnaient sous ses yeux embrumés de sommeil.

RETRAUSANT AL SIÈLIRE
RESTAURANT LA LISIÈRE

Certaines soirées offraient un spectacle plus divertissant que d'accoutumée, malheureusement elles se faisaient rares. Lorsqu'un émissaire des grands guides culinaires franchissait le seuil, le père de Miracle le repérait en dix secondes. Elle ne sut jamais quel détail trahissait l'espion. Le coin d'un formulaire dépassait-il de la veste ? L'expression faciale exprimait-elle davantage le dédain que la curiosité de la découverte, ou le plaisir de la redécouverte ? S'agissait-il d'un simple délit de sale gueule ? Toujours est-il que le chef pointait le client suspect depuis le hublot des cuisines, et ordonnait que l'on réservât à l'indélicat convive le « traitement spécial ».

Babylon - Les Mondes de MiracleWhere stories live. Discover now