I. Damoiselle Rose, sur un muret perchée

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Jamais Rose Phorbe-Nascorie n'avait connu situation plus insolite que celle dans laquelle elle se retrouva piégée en ce soir de juillet. Si on analysait sa situation de manière temporelle, on constatait que les pendules sonnaient les onze heures. Une damoiselle de son genre aurait plutôt dû se trouver dans son lit, pelotonnée sous les draps de soie, à sombrer dans un demi-sommeil peuplé d'ombres et de rêveries. Cela dit, le plus gênant demeurait indubitablement sa situation spatiale du moment : à califourchon sur un muret, quelques deux mètres au-dessus du sol. En robe de bal, évidemment. La situation aurait perdu de son mordant, sans la robe de bal. Au pied du muret, Chardon lui murmurait des encouragements inquiets, la pressant de quitter son perchoir.

– Rose, ils vont te voir ! Descends de là ou tu vas nous faire prendre !

L'intéressée considéra quelques secondes durant le pan de vide qui la séparait du sol, puis sa robe, puis le vide à nouveau. Elle haussa un sourcil à la courbe aguicheuse.

– Non, non et non ! répliqua-t-elle, plus fort que ne l'aurait voulu la prudence. Edel peut bien causer tous les scandales qu'elle voudra, moi je rentre !

– Rose !

Elle aussi engoncée dans une robe à volants, Chardon tapait du pied, les bras croisés et la posture grave. La damoiselle perchée ne discernait pas ses traits, avalés par l'obscurité ambiante, mais devinait sans mal l'expression exaspérée qui devait les tordre.

– Cha, sérieusement ?

– Sérieusement, Rose.

Du haut de son muret, la jeune fille poussa un profond soupir, et décida de laisser au destin le luxe de choisir pour elle les conséquences qu'entraînerait sans aucun doute son acte : elle passa sa jambe droite de l'autre côté de l'obstacle, s'assura que l'abondance de tissu qui formait sa tenue ne s'était accrochée nulle part – le moment aurait été mal choisi pour terminer à moitié nue – puis sauta. Elle sentit la robe voler tout autour d'elle l'espace d'un instant, puis retomber au sol pour voiler ses impudiques chevilles.

– Qu'est-ce qu'on ne ferait pas pour Edel ! maugréa Rose en remettant un peu d'ordre dans sa coiffure.

Elle inspecta brièvement la tenue de Chardon et constata que leurs acrobaties nocturnes ne l'avaient point abîmée. Sa cousine resplendissait, charmante comme jamais dans l'avalanche de tissu parme qui la vêtait. Sa robe possédait une sophistication délicieuse, toute en dentelle et en transparence – sans pour autant en dévoiler plus que nécessaire. Même dans l'obscurité, le tissu s'accordait à la peau pâle de la jeune fille, et faisait même ressortir des nuances zinzolin dans ses yeux en amande. Et surtout, avantage non négligeable, il contenait plus ou moins pudiquement les imposantes rondeurs de sa gorge. Les poumons rayonnants de santé de Chardon leur causaient des ennuis plus souvent que nécessaire.

Rose, au contraire, avait opté pour plus de simplicité – si tant est qu'un tel qualificatif puisse être appliqué à une robe de bal. Point de profusion de jupons en ce qui la concernait ; un simple fuseau, d'une étoffe aux allures de ruisseau, cousu de pierreries. Pas de manches – dans la chaleur de l'été, celles-ci se seraient avérées étouffantes –, mais de longs gants de soie, d'un blanc crémeux qui se confondait à sa peau laiteuse, comme si elle n'avait porté que sa simple nudité. Et cascadant sur ses épaules telles des flammèches incandescentes, ses longues boucles rousses, seule touche de couleur du costume – mais quelle touche !

– Tout bon, t'es décente, l'informa Chardon. La chasse à l'Edelweiss est ouverte !

– Pas de pitié ! commenta Rose.

Les cousines – aussi dissemblables par l'apparence que semblables par l'élégance – firent ainsi leur entrée clandestine au sein de la réunion mondaine la plus courue de l'année : le bal annuel donné par Monsieur Donatien de Tantale, l'industriel le plus riche de l'Île, en l'honneur des différents officiels et autres acteurs politiques qu'il corrompait sans relâche année après année.

Pétales de Rose et rameau d'OlivierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant