VI. Damoiselle Rose, dans les combles réfugiée

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Il est inutile de s'attarder sur le retour au bercail de nos trois héroïnes ; il fut tout aussi pathétique qu'on peut se l'imaginer. Camomille fit les gros yeux en découvrant ses deux filles dans un état indescriptible, fronça les sourcils, demanda à Rose pourquoi elle se trouvait dans une tenue aussi indécente, tiqua à peine lorsque cette dernière lui répondit le plus sérieusement du monde que des alligators avaient mangé sa robe, paniqua complètement lorsqu'elle apprit que les mêmes alligators avaient voulu croquer la jambe droite de sa deuxième fille, songea à appeler un médecin lorsque les deux malheureuses lui racontèrent leur sauvetage par des licornes du bayou, et enfin, s'évanouit. Les petites jumelles, Aubépine et Capucine, rirent beaucoup et prirent pour habitude de courir dans le manoir dans la même tenue d'Ève qu'avaient adoptée leurs aînées – quand bien même la chose s'avérait plus involontaire pour ces dernières. Les voisins y allèrent également de leurs remarques, et la rumeur se mit à courir qu'on avait aperçu les filles Nascorie et leur cousine se promener nues dans le quartier à la nuit tombée. On les soupçonna d'exécuter quelques rituels païens à la lueur du clair de lune. Orchis, la sœur aînée de Chardon, menaça de quitter cette maison de fous furieux. Seule la vieille Gaïa, l'ancêtre de la famille, leva un regard amusé sur ses trois arrière-arrière-petites-filles.

– Profitez tant que vous avez la cuisse bien ferme, mes mignonnes, crossa-t-elle avant de remonter s'enfermer dans ses appartements, dont elle n'était sortie que pour constater ce qui pouvait bien causer un tel boucan.

Edelweiss eut alors droit à un passage exprès chez le médecin et à une bonne vingtaine de points de suture, Chardon à une excellente nuit de sommeil, et Rose se vit accorder le droit de regagner sa chambre – chambre qu'elle passa encore une heure au moins à mettre en ordre en maugréant des injures indignes d'une jeune femme de son rang, avant de sombrer dans une nuit d'insomnie.

La soirée avait décidément engendré son lot d'émotion, et Rose ne parvenait à en détacher ses pensées. Il suffisait qu'elle ferme les yeux pour que les visages se superposent, que les odeurs lui reviennent, que les impressions la submergent. Elle repensait au bal et à leur fuite en pirogue ; aux plantes merveilleuses et au pauvre saule qu'elle avait tué ; à Olivier, gentleman maladroit, et à Aguaje, qui les avait sauvées. Bonheur et regrets, émotion et tourments. Impossible de dormir avec un tel maelström d'idées coincées dans la boîte crânienne.

À défaut de trouver le sommeil, elle s'en alla trouver Gaïa. L'ancêtre occupait les combles du manoir, et ce depuis aussi longtemps que Rose s'en souvienne, depuis un temps largement antérieur à son emménagement au sein de l'imposante demeure, lorsque sa mère avait décidé de quitter le continent pour rallier les colonies après le décès de son père – Rose se trouvait alors âgée de deux ans à peine, mais conservait de vagues, très vagues souvenirs de cette époque.

Elle s'efforça vainement de ne pas faire craquer les escaliers abrupts tandis qu'elle les escaladait, grimaçant à chaque grincement susceptible de réveiller les membres de la maisonnée. Une fois parvenue au sommet, elle constata que malgré le concert donné par les marches, pour lequel elle venait d'incarner le rôle de chef d'orchestre, aucune des portes de l'étage inférieur ne s'était ouverte pour laisser apparaître une tête endormie dans l'entrebâillement. Parfait, songea-t-elle. Et elle pénétra dans l'antre de Gaïa.

En général, les esprits des plantes s'avéraient de constitution fragile, de sorte qu'il leur était imposé de mener une vie tranquille, à l'abri des dangers et de la pollution – malheureusement de plus en plus présente dans les grandes villes. Saule, le père de Rose, avait fini par mourir d'une intoxication due à une trop longue exposition à la poussière de charbon ; Camomille avait accepté de l'expliquer à sa fille après des années d'insistance.

Pétales de Rose et rameau d'OlivierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant