XX. Damoiselle Rose, à bien des périls exposée

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Inga s'avança la première, passant le portique formé par les cristaux d'un pas léger, mais non moins emprunt de respect. Parmi la petite troupe, personne ne pipait mot, car la solennité du lieu les écrasait tous. Ils finirent cependant par emboîter le pas à l'indienne, non sans appréhension. Rose eut même le réflexe de se rapprocher d'Olivier, et si elle ne commit pas l'erreur d'entremêler leurs doigts fébriles, le seul contact de leurs épaules suffit à la rasséréner un peu.

Leurs yeux ébahis se posèrent ainsi sur une nature vierge de toute empreinte humaine, une nature sauvage et indomptée telle que la regrettait Gaïa. À chaque pas, la luxuriance de la jungle s'étoffait un peu plus pour former un rideau vif et sauvage tout autour d'eux, un mur de verdure tel qu'il semblait complètement infranchissable, pur et puissant. Les indiens connaissent cependant les chemins à emprunter pour s'enfoncer au cœur du sanctuaire, et Aguaje mit un point d'honneur à montrer à Rose de quelle manière elle devait aborder les obstacles pour se faufiler à sa suite. Valerian et Edelweiss, eux, avaient d'ores et déjà disparu à l'avant, et même les échos de leurs voix semblaient étouffés, faibles, lorsqu'ils parvenaient jusqu'aux oreilles de la jeune femme. Ses amis ne devaient pourtant pas se trouver à plus que quelques mètres de distance de là.

– Baisse-toi. Comme ça. Non, donne-moi ta main. Voilà, continue.

Aguaje se montrait d'une prévenance de tous les instants, mais Olivier ne tiquait pas pour le moment – sans doute parce que le jeune indien veillait aussi sur Chardon, qui s'amusait à flirter légèrement avec lui depuis les aveux de son étrange confrontation avec Valerian, sans doute pour compenser. Habituée aux sautes d'humeur de sa cousine, Rose ne releva pas.

Les obstacles s'effacèrent soudain, révélant une clairière immense, tapissée d'herbe douce et de fleurs multicolores. On distinguait une source d'eau pure tout au fond, serpentant le long de cristaux de ce même vert translucide et brillant que le portique marquant l'entrée. Son chant doucereux charmait l'oreille, et la quiétude du lieu ne laissait à Rose qu'une seule envie : celle de s'allonger sur ce sol si moelleux et de s'offrir une sieste des plus méritées. Mais le moment n'était pas vraiment à la détente, aussi la rouquine chassa-t-elle cette idée-là, pour se concentrer uniquement sur l'aspect mystique du lieu. Elle ne souhaitait pas relâcher sa vigilance ; après tout, ils se trouvaient au cœur même du repère de Gaïa, et nul ne pouvait prédire comment réagirait l'esprit de l'Île en percevant les intrus sur son territoire.

Inga les attendait au bord du bassin dans lequel la source cascadait en chantant. Ses yeux graves regardaient droit en face d'elle, là où l'eau, claire et brillante, ricochait sur les cristaux de roche. Rose et ses compagnons l'y rejoignirent et purent observer le spectacle par eux même : là, cerclée de vapeur d'eau et de gouttelettes fraîches, emprisonnée par la roche comme dans un sarcophage de pierres précieuses, brillant et parfaitement ajusté, là se devinait un corps à la peau sombre, aux traits si finement ciselés qu'ils paraissaient se mouvoir d'eux-mêmes, comme un nœud de serpents. La poitrine même semblait toujours sur le point de se soulever en une profonde inspiration.

Terra mater, ne put s'empêcher de murmurer Rose, impressionnée.

Elle n'aurait pu choisir de terme plus correct pour décrire la créature qui se tenait sous ses yeux. Car il s'agissait de Gaïa, l'esprit de l'Île, sous sa forme la plus primitive. La créature n'incarnait pas pour autant un être vivant, de chair et de sang. Non, sans doute de la sève coulait-elle au sein de son corps étrange et difforme, et sans doute le corps en question n'était-il pas fait de muscles et d'os. À vrai dire, il semblait plutôt constitué de la terre la plus grasse, d'humus noir comme l'ébène, sculpté en une prémisse de figure humaine – vaguement humaine.

– Est-elle... prisonnière ? osa souffler Valerian, que l'image impressionnait tout autant que les autres, malgré son habitude de traiter avec l'esprit aux traits changeants.

Pétales de Rose et rameau d'OlivierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant