IV. Damoiselle Rose, en pirogue embarquée

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L'assemblée réunie autour de l'estrade ne se laissait jusque-là aller qu'à des commentaires appréciateurs sur l'audace et le sens des affaires du brillant Donatien de Tantale. Les belles dames minaudaient un peu tandis que leurs élégants époux dissertaient sur les ouvertures que représenterait la mine pour le commerce de l'Île. Toutes les conversations finirent cependant par cesser. Brutalement. Et le silence sonna comme un coup de tonnerre, bientôt ponctué d'exclamations affolées. Monsieur de Tantale, exaspéré par cette agitation soudaine, leva les yeux vers ce qui semblait désormais occuper le cœur de l'attention de ses spectateurs jusque-là si dociles.

Il vit le frêne. Il vit les feuilles jusqu'alors si vertes, si belles et si brillantes, changer lentement de couleur, jusqu'à virer à un brun maladif. Il les vit se rabougrir, se dessécher, et tomber finalement, comme un seul et immonde rideau pourri, pour venir baigner la scène qu'il occupait toujours. L'arbre était mort. Son écorce virait au noir, pourrissait de l'intérieur. Les branches se mirent à croupir, à se corrompre de l'intérieur. L'une d'elles cassa net, et un cri ébranla le silence pesant qui s'était saisi de l'assemblée. Le cri d'une jeune fille aux nattes blondes et aux yeux bleus écarquillés d'horreur et de surprise, qui tomba de son perchoir pour atterrir – il fallait que les choses de passent ainsi – très exactement sur la tête du puissant industriel.

– Euh... Pardon, débita-t-elle, sans paraître gênée le moins du monde.

Elle prit un instant pour masser ses genoux égratignés, grommela une réplique incompréhensible lorsque Monsieur de Tantale se tira de son ébahissement pour lui demander ce qu'elle faisait là, et finit par tourner son regard vers la foule ébahie, où son regard s'arrima à celui d'une brunette à la robe d'un violet clair.

– Coucou Cha ! Je ne veux rien présumer, mais je crois que c'est à peu près maintenant que l'on se met à courir.

Rose reprenait lentement ses esprits, toujours adossée au saule pleureur. Elle prenait à peine la mesure de ce qu'elle venait d'accomplir, et s'en trouvait d'ores et déjà horrifiée. Sans remords, sans arrière-pensées, elle venait de tuer un arbre. Une forme de vie ancienne et vénérable, à la puissance tranquille. Mais la Rose épineuse ne se souciait guère des conséquences lorsque la colère l'emportait, tel un immense raz de marée submergeant toute bribe de sens critique. Elle venait de tuer un arbre. Et elle se détestait pour cela.

L'apparition d'Edelweiss, Chardon sur ses talons, la tira de ses noires pensées. Les deux jeunes filles avançaient d'un pas pressé, aussi vite que le permettait la belle robe à volant de Chardon.

– Rose, je me dois de te présenter mes plus sincères remerciements ! lança Edelweiss. Tu as accompli exactement ce que je m'attendais à ce que tu fasses – même si très honnêtement, achever ce pauvre frêne ne s'avérait pas tout à fait nécessaire, mais j'imagine que je peux te pardonner la chose vu l'effet assez extraordinaire qu'a dû avoir ta petite démonstration sur les esprits étriqués des partisans de ce tueur de forêts ! Et maintenant, on court !

Rose mit quelques secondes à réaliser ce que venait de débiter sa demi-sœur, son esprit toujours ancré à l'arbre assassiné. Elle ne s'énerva pas, pour le coup, sans doute trop choquée par ce qu'elle venait d'accomplir, et se contenta de hocher mollement la tête.

– Rose, on réglera nos comptes avec Edel plus tard ! la supplia Chardon, qui prenait sans doute son mutisme pour de la colère refoulée. On a pu s'éclipser parce que tout le monde est trop éberlué pour réagir, mais ils ne tarderont pas à envoyer du monde à nos trousses. Et après ton formidable coup d'éclat, je t'avouerai que je vois mal comment on pourra s'en tirer. Alors écoute Edel, pour une fois, et cours !

Elles coururent, s'évertuant à disparaître entre les ombres du jardin. Mais sur leurs talons s'élevaient déjà des voix, anxieuses et agressives, qui donnèrent envie à Rose de disparaître. Chardon n'en menait pas plus large, mais Edel gardait plus ou moins la tête froide, même si elle continuait à tenir des discours plus ou moins dénués de sens.

Pétales de Rose et rameau d'OlivierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant