Je te ramènerais la lune - 2

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Les conversations reprennent. Tous et toutes s'ahurissent de mon inconscience. Depuis des siècles, un fragment de lune est tombé sur notre terre. Plus précisément sur une petite île du nom de Sélène. La légende raconte qu'il recèle le pouvoir de vaincre le Grand Sommeil. Mais pour le récupérer, l'Immense Océan doit être traversé. Et dans mon peuple, personne n'est capable de nager, traumatisé car l'eau à trop longtemps été empoisonnée. De plus, suite à l'Apocalypse, les corps humains sont devenus plus lourds, bien trop denses. Nous ne pouvons flotter, et tombons immanquablement au fond des grandes étendues d'eaux pures ou salées.

Surprise mais satisfaite, elle se détache de moi.

— Une dernière volonté ?

— Je veux parler à ma femme, réponds-je sans hésitation aucune.

Elle hoche la tête et retourne s'asseoir sur son trône.

— Je vous laisse dix minutes dans les jardins. Ensuite, tu te mettras en chemin. Tu as jusqu'à la fin de la nuit blanche pour me ramener mon bien.

Je manque de m'effondrer. Chaque année pendant un bref moment le soleil disparait et seule la lune nous éclaire, développant une forte intensité lumineuse. Le ciel devient alors blanc pendant tout un jour et une nuit. Cela commence dans quelques heures, et fini donc demain. Je me contente d'hocher la tête. La Reine ouvre grand les bras et s'adresse à son peuple.

— Mes chers camarades, acclamez donc notre Capitaine Norton, qui nous ramènera la lune !

Tous et toutes crient, en liesse. L'espoir pour eux se ravive car chacun à une victime de la maladie du long sommeil qui l'attend à la maison. Ce mal qui s'est abattu sur notre pays depuis si longtemps. Et chacun sait ce qui se passera si je rentre bredouille. Elora sera décapitée devant l'assemblée et après l'avoir regardée mourir, je subirais le même sort des dizaines d'années plus tard, après avoir tant souffert d'un immense chagrin au fin fond d'un cachot.

Je m'éclipse avec le consentement de ma souveraine et je pars retrouver mon aimée loin de toute cette agitation. Elle est effondrée sur un banc en marbre surplombé d'une sculpture en roses, des sanglots soulèvent ses épaules. Elle entend mes pas et me lance un regard noir. Je grimace. Finalement, je crois qu'elle me fait presque plus peur que la Reine. Ses pupilles, auparavant tristes, sont dilatées par la rage et elle se maitrise à grand peine. Elle parvient néanmoins à parler d'une voix basse afin que les gardes non loin ne nous entendent pas.

— Eos, pour qui te prends-tu ?! Tu aurais dû me laisser mourir !

— Ce n'est pas ce qui était prévu, tu devais juste aller en prison pour un temps, m'énervé-je.

Elle lève les yeux au ciel, qui commence déjà à s'éclaircir.

— Jamais elle n'aurait laissé passer l'occasion. Elle a des doutes, ces derniers temps. Je l'ai vu dans ses yeux. J'ai peur qu'elle sache ce que tu es... Si c'est le cas, lune ou pas lune, elle t'exécutera à ton retour, tu le sais ?

— Je sais, murmuré-je. Mais je t'aime.

Elle soupire, attendrie mais inquiète. Je joue distraitement avec une mèche de ses cheveux. Elle m'embrasse et je m'abandonne à elle, les yeux pleins de larmes. On sait pertinemment qu'il y a des risques pour que je ne revienne pas, malgré mon talent caché. Et dire que tout cela a commencé car pour mon anniversaire elle a voulu m'offrir du chocolat, ce produit prohibé. Cet aliment est un poison mortel pour tout notre peuple, sauf pour moi. Évidemment personne ne le sait à part elle, et lorsque les gardes l'ont découverte tablette en main, ils en ont conclu qu'elle devait tenter d'assassiner quelqu'un, ayant été aperçue à proximité des appartements de la Reine...

Elora me lâche tandis qu'une garde arrive. Elle me tend un sac rempli de victuailles sans un mot, et s'éloigne tout en nous surveillant. Il est donc temps. Je serre mon amante contre moi, la contemple une dernière fois. Puis j'enfile le sac par-dessus mon armure, remets mon casque, ajuste mon épée, et pars sans me retourner. Sinon je le sais, je vais pleurer. Je quitte les jardins sous l'œil curieux d'une dizaine de spectateurs, surplombés par la Reine. Certains me souhaitent même bonne chance. Sa Majesté se contente de me fixer de ses yeux rouges en souriant. Quelques dizaines de minutes plus tard, je passe le portail et me retrouve dans un autre monde. Au-delà de notre royaume entretenu, les conditions climatiques extrêmes ont brûlé et desséché la terre.

La nuit totalement tombée, je me retrouve face à son immensité blanche. Je soupire, les yeux agressés. J'avance. Et lorsque le château derrière moi n'est qu'a peine visible, je m'écroule sur un rocher. Puis j'hurle mon désespoir à la lune.

Tout se passait pourtant si bien. Je venais d'obtenir mon grade de capitaine si longtemps espéré. Mon secret n'avait pas éclaté aux yeux de tous, nous avions pu nous marier avec Elora le mois dernier... Et il a fallu que tout déraille. Je ferme les yeux quelques instants, chassant ma faiblesse. Ce n'est pas le moment. Je farfouille dans le sac et en sors une paire d'occulateurs de protection. Je ne peux m'empêcher de soupirer de soulagement. Sous le coup de l'émotion, je n'y avais pas pensé avant. Je mordille dans un bout de pain pour la forme puis repars, sac sur le dos. J'avance tout droit. Même si j'ai pris ce chemin une unique fois dans ma vie il y a de cela une vingtaine d'années, je n'ai jamais pu l'oublier. Et à l'époque, ce n'était pas un voyage solitaire... Nous avions dû fuir. Et ma mère, fatiguée, s'est écroulée à mi-chemin, aux portes de la mort. En me faisant promettre que jamais je ne révèlerais mon secret.

Je frissonne. Je ne dois pas ressasser ainsi le passé. J'avance automatiquement. Il y a longtemps que la vie s'en est allée dans cette contrée. Pas un arbre, pas un animal. Uniquement de la terre craquelée à perte de vue. Je m'arrête régulièrement pour boire de l'eau. Au bout de quelques heures, la pierre et la poussière laissent place au sable. Je sais alors que je me rapproche.

Six Contes pour faire rêver un monstreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant