LEUR SPLENDEUR

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Au temps de leur splendeur, les jardins qui se déployaient autour du Palais suspendu formaient la couronne dans laquelle était sertie la gloire de l'Empire. Leur renommée s'étendait aux quatre coins du monde, faisant traverser les océans aux rois, aux reines, aux saints, aux fous, aux poètes et aux prophètes qui se bousculaient pour venir les admirer. Nul royaume sur Terre ne pouvait s'enorgueillir d'aussi précieux joyaux, si bien que de bouche à oreille de voyageur, jusque dans les contrées les plus reculées, ils inspiraient les récits les plus fantastiques. Ceux qui les avaient vus, une fois rentrés en leur pays, n'étaient crus qu'à demi, et croyaient les avoir rêvés.

Ils étaient au nombre de sept : le Grand Jardin, plus vaste que tous les autres réunis, les entourait de son immense ceinture ; le Jardin de Pierre, qui procurait une sensation de paix et d'harmonie incomparable ; le Jardin renversé, que l'on avait l'impression de contempler depuis le ciel ; le Jardin des Neiges éternelles, qui attendait les téméraires au sommet de sa montagne ; le Jardin des Kanjis, qui recelait l'incalculable bibliothèque de l'Empereur ; le Jardin des Automates, où l'on pouvait observer les fabuleuses inventions de l'Empereur et de ses ingénieurs ; et enfin le Jardin des Yokai, à la frontière entre les mondes. Administrés par le Grand Jardinier impérial, ils accueillaient au quotidien les habitants qui souhaitaient les visiter pour leur instruction ou leur divertissement. On disait que certains, subjugués par leurs atmosphères enchanteresses, avaient décidé de s'y établir pour n'en plus jamais sortir, et que l'Empereur veillait à ce qu'ils ne manquent de rien. On disait que ceux qui cueillaient à la dérobée des fleurs pour les emporter découvraient, une fois rentrés chez eux, qu'elles ne fanaient jamais. On disait aussi parfois qu'il existait un huitième jardin, inaccessible au public et dont l'emplacement exact demeurait inconnu, que l'on appelait le Jardin invisible.

Durant de longues décennies, les humbles sujets de l'Empire purent ainsi déambuler au gré des innombrables sentiers qui se nouaient et se dénouaient dans ces amples réservoirs à merveilles, tandis qu'au-dessus d'eux, le Palais suspendu flottait en silence, les engloutissant dans son ombre titanesque. Quelquefois, l'Empereur, l'Impératrice et leur fille descendaient se promener un moment parmi la foule, déguisés en visiteurs ou en jardiniers. Ceux qui leur avaient adressé la parole au passage ignoraient à qui ils avaient eu affaire.

C'est d'abord à des signes ténus, à peine perceptibles, que l'on remarqua un jour que les choses avaient commencé à se dégrader : un buisson un peu moins finement taillé, un galet peut-être un peu plus rugueux que les autres, une fontaine au débit insensiblement plus saccadé... On s'aperçut un jour que l'on n'avait pas vu l'Empereur et sa famille apparaître en public depuis longtemps. Les visites des diplomates étrangers dans les Jardins s'espacèrent, se raréfièrent, puis cessèrent. La peinture des automates se mit à s'écailler, l'écorce des arbres à se couvrir de moisissure, les feuilles des rouleaux du Jardin des Kanjis à se racornir. Le Jardinier impérial vint à mourir. Il ne fut pas remplacé.

On vit alors s'élever autour du Grand Jardin de hautes palissades. Les Jardins, auxquels on pouvait jadis accéder depuis n'importe où, furent clôturés de remparts dans lesquels furent pratiqués de rares portails monumentaux, sévèrement gardés. Ceux qui y avaient élu domicile en furent chassés. On ne pouvait plus voir ce qui se passait de l'autre côté, mais on dit qu'à cette époque, dans les maisons des visiteurs indélicats, les fleurs volées autrefois commencèrent à se faner.

Une chape de plomb s'abattit alors sur les Sept Jardins, désormais tous invisibles, et tandis que les curieux qui passaient au pied des murailles s'efforçaient de les oublier, de l'autre côté de l'enceinte, le Palais flottant continuait de promener son ombre colossale sur les allées désertes, dans un silence de cendre.

C'est ainsi que les Jardins devinrent murmure, puis légende. On parlait d'eux moins comme d'un souvenir que comme d'un songe dont les couleurs inventées, trop intenses pour ce monde, refusaient de s'éteindre sous celles du jour. On s'habitua au voisinage muet des palissades, et l'on cessa peu à peu de s'interroger sur ce qu'elles cachaient. Ils n'existèrent bientôt plus qu'en esprit. On se demandait si l'on n'avait pas tout simplement rêvé leur splendeur. On se demandait parfois s'il y avait bien eu, un jour, un Palais suspendu. On se demandait même, à voix très basse, s'il y avait eu un Empereur...

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now