LES DEUX EMPEREURS

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On raconte qu'au temps de sa jeunesse, l'Empereur voyagea aux quatre coins du monde pour y découvrir toutes les espèces de plantes, d'arbres et de fleurs qu'il ne trouvait pas dans son domaine. Il en rapporta des échantillons pour les cultiver dans les Sept Jardins, dont il lança la construction peu après son retour de ce long périple. Depuis longtemps, il rêvait d'un gigantesque ensemble de jardins qui serait comme une encyclopédie botanique universelle, qui contiendrait le monde entier dans son enceinte, où l'on pourrait voir tout ce qui était possible et impossible dans le règne végétal, et même encore un petit quelque chose de plus. Quant aux espèces qui n'existaient pas, il les inventerait.

Le site choisi, au cœur même de l'Empire, formait une vaste plaine désolée surplombée d'une haute montagne que l'on appelait le Mont des Brumes, car son sommet était perpétuellement nappé de nuages qui le rendaient invisible. Les habitants s'en tenaient à bonne distance, sachant cette plaine hantée d'innombrables yokai, fantômes et démons aux apparences multiples, en provenance d'une caverne voisine qui recelait un point de passage entre les mondes. Cette région maudite représentait pour l'Empereur le parfait défi pour asseoir son autorité. Ses conseillers lui avaient bien proposé d'autres lieux plus propices à ses ambitions, mais il n'avait pas voulu en entendre parler. S'il parvenait à mener à bien son projet à cet endroit périlleux, il affirmerait sa puissance sur tous les royaumes à la fois : celui des humains, celui de la nature et celui des esprits.

Avant de pouvoir construire, il fallait donc se rendre maître du territoire. Les plus grands mages et maîtres spirituels de l'Empire furent convoqués pour résoudre le problème. Après concertation, il fut convenu de circonscrire les yokai dans un périmètre déterminé autour de la caverne, afin de sécuriser le démarrage du chantier, mais cela ne suffisait pas à l'Empereur : il voulait que cette zone fît elle-même partie des Sept Jardins, qu'elle devînt un Jardin des Esprits que ses sujets pourraient visiter en toute sécurité, pour être en mesure de voir d'un peu plus près ces fantastiques et redoutables créatures sans avoir à les craindre. Ils entreprirent alors d'engendrer autour de la zone définie un puissant champ d'énergie, qui empêcherait les démons de se répandre sur les terres limitrophes et leur interdirait de tourmenter les ouvriers autant que les visiteurs. Ce seul effort coûterait plus à l'Empereur que la création des Jardins dans leur ensemble, car de tous les corps de métier qui existaient au sein de l'Empire, celui des mages était connu pour exiger les plus forts honoraires. Or, ce puissant sortilège ne pouvait être que temporaire, et le faire durer nécessitait un très grand nombre de mages qui devraient se relayer en permanence pour éviter des brèches dans la barrière. Il n'érigea pas de mur physique autour de ce terrain, les murs n'étant d'aucun effet contre les yokai. Seule cette paroi intangible les maintiendrait à l'intérieur. Des logements furent bâtis à proximité pour accueillir les mages qui seraient en charge d'alimenter la barrière. C'est ainsi que le Jardin des Esprits fut le premier des Sept Jardins à voir le jour.

L'Empereur fit ensuite venir par centaines des architectes pour concevoir les plans et les infrastructures, des ingénieurs et des mécaniciens pour agencer le Jardin renversé et le Jardin des Automates, des archivistes pour organiser les innombrables rouleaux du Jardin du Tsundoku, des sculpteurs pour façonner le Jardin de Pierre, des experts en escalade pour gravir le Mont des Brumes et ouvrir un chemin jusqu'à son sommet où se situerait le Jardin des Neiges éternelles, des terrassiers et des jardiniers pour mettre en forme l'ensemble du complexe et le Grand Jardin. On vit bientôt émerger dans la plaine le plus colossal chantier de toute l'histoire de l'Empire.

La légende veut qu'un jour, inspectant l'avancée des travaux déguisé en simple ouvrier et voyant un vieux jardinier épuisé tomber au sol, l'Empereur se soit agenouillé auprès de lui pour lui donner à boire et l'aider à finir sa tâche. Certains jugent l'anecdote apocryphe, voire impossible, car selon eux, par définition, l'Empereur ne doit ni ne peut s'agenouiller, il en est incapable : il est celui devant qui l'on s'agenouille. D'autres ajoutent foi à ce récit, y voyant justement une preuve de sa profonde humilité et de sa véritable grandeur, bien que l'image puisse être une simple manœuvre, une fable inventée et répandue par l'Empereur et ses serviteurs pour accroître son prestige aux yeux de ses sujets. Il existe ainsi deux Empereurs dans l'imaginaire des habitants de l'Empire : celui qui ne s'agenouille jamais et celui qui le fait. Chacun possède sa propre interprétation, sa version personnelle de l'Empereur. Un seul des deux est le vrai, mais personne ne sait lequel. Celui que vous choisirez en révèlera peut-être davantage sur vous que sur lui-même. 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUTahanan ng mga kuwento. Tumuklas ngayon