APRÈS LA FOUDRE

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Quatre mois de labeur acharné et un changement de saison plus tard, une assemblée générale fut annoncée durant le dîner pour le lendemain matin. Les candidats passèrent la soirée à échafauder des hypothèses sur l'objet de cette réunion extraordinaire : démasquer et châtier des tricheurs, ou fustiger des manquements à l'équité ? La dernière occasion de ce genre remontait à l'expulsion solennelle de ceux qui s'en étaient pris à Sakura. L'Empereur allait-il enfin se montrer pour leur délivrer un message ? Encouragement ou mise en garde ? Tous se sentaient fiers du travail accompli et n'estimaient avoir à rougir de rien. Depuis leur arrivée, les immenses espaces en friche du Grand Jardin avaient retrouvé formes et couleurs. Les incidents qui avaient émaillé les premiers jours du concours ne s'étaient pas reproduits. Si des sanctions quelconques devaient tomber, chacun aurait sa conscience pour soi.

Le matin venu, ils se trouvèrent massés devant la porte monumentale du Grand Jardin où s'était ouvert le concours. Une brise tiède d'aurore estivale soufflait sur eux comme une onde de réconfort. Au cours de ces longs mois d'ouvrage côte à côte sur les terres de l'Empereur, l'âpre rivalité des débuts avait peu à peu cédé la place à une forme de camaraderie modérée, que l'effort collectif, les repas en commun et la promiscuité du logement avaient insensiblement consolidée. Sans aller jusqu'aux franches embrassades, certains commençaient presque à s'estimer, voire à s'apprécier les uns les autres. Cette solidarité particulière qui se forge dans l'adversité avait fini par aplanir les tensions volcaniques et les antipathies naturelles, et l'on regrettait même un peu, à présent, que tout cela dût se terminer un jour.

Quand l'émissaire se présenta devant eux, armé d'un long rouleau qu'il s'apprêtait à leur lire, ils s'attendaient à peu près à tout.

« Hier soir a pris fin la première épreuve. Voici les noms des candidats éliminés. »

Déjà ? Il n'y avait même pas eu d'annonce, ni d'examen formel de leur travail, hormis quelques inspections sporadiques, remontant parfois à plusieurs semaines. Personne ne les avait prévenus que la date de fin de l'épreuve était arrêtée. C'était une honte, un verdict sans procès ! Un murmure de protestation prit naissance dans la foule, mais déjà la sentence tombait, vive et sans appel : les noms des perdants résonnaient, gravés dans le marbre impalpable de l'air, et chacun priait ses dieux les plus puissants pour ne pas entendre le sien. L'un après l'autre, les exclus découvraient que leur sort était joué depuis longtemps à leur insu, malgré leurs plus vaillants efforts. La foudre était tombée sans tonnerre. Ils étaient morts debout, depuis des semaines peut-être, et venaient seulement de l'apprendre.

La liste était fournie, et lorsqu'elle s'acheva, il ne restait que cinq cent concurrents en lice. Tant d'éliminations d'un seul coup ! Et parmi elles, certains des maîtres les plus réputés de l'Empire. Avaient-ils pu être jugés défaillants ? Quand d'autres de moindre envergure étaient autorisés à poursuivre ? Comme tous, Sakura s'indignait de ce procédé expéditif, dont l'arbitraire l'empêchait de savourer pleinement la victoire que représentait l'absence de son nom sur cette liste. Elle n'avait, par ailleurs, pas entendu celui de Taishiro.

« Ceux dont le nom vient d'être prononcé doivent s'en retourner sur le champ à Hakone, où les attend une forte somme qui leur tiendra lieu d'émoluments pour leurs efforts. Ensuite, ils feront leurs bagages et rentreront chez eux. Les autres sont invités à me suivre. »

Les murmures s'étaient tus. Dans un silence résigné, l'armée des jardiniers se scinda en deux. Tandis qu'un groupe encore inconscient de son triomphe s'engageait dans les Jardins à la suite de l'émissaire, l'autre repartait dans la direction opposée, abattu, terrassé par une défaite qu'il n'avait pas eu le temps de comprendre.

Les vainqueurs furent menés aux confins intérieurs du Grand Jardin, jusqu'au pied d'une haute muraille semblable à celle que l'on voyait de part et d'autre de l'entrée. Ceux qui avaient travaillé leur terrain dans ces régions reculées l'avaient déjà vue, mais croyaient qu'elle servait simplement de frontière avec le monde extérieur. Ils abordèrent alors une deuxième porte monumentale, aussi impressionnante que la première, mais sculptée de manière à évoquer la paroi abrupte d'une montagne naturelle, avec ses pitons, ses corniches et ses aspérités. On redoutait déjà, dans l'assistance, d'avoir à l'escalader.

« Votre premier travail est terminé, lança l'émissaire. Vous allez maintenant être admis dans le deuxième jardin, le Jardin de Pierre, que vous aurez pour mission de remettre en état selon les modalités qui vous seront énoncées. Bon courage à tous. »

Sakura demeurait perplexe. Qu'allait-il advenir de ce lopin de terre auquel elle avait consacré tant d'énergie au cours des derniers mois ? Ne la laisserait-on même pas le revoir ? Elle se prit à regretter ce petit pont dont elle avait gratté la surface des journées entières pour en extirper les moisissures, et ce moine de granite qui avait été le témoin de ses désespoirs autant que le réceptacle de ses confidences, tandis qu'elle le dégageait de sa gangue de mousse verdâtre. Ces deux objets inertes étaient devenus au fil du temps ses seuls compagnons, plus proches que sa famille qu'elle ne pouvait voir, plus accueillants que les jardiniers et les gardes impériaux bien vivants qu'elle croisait à divers moments de la journée sans réussir à leur soutirer une parole. Bien sûr, il était absurde d'éprouver tant de peine à l'idée de les quitter, aussi s'efforça-t-elle de se concentrer sur la porte, qui venait de commencer à s'entrouvrir...

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now