LE JARDIN DE PIERRE

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Lorsqu'ils découvrirent le deuxième jardin, les participants durent plisser les yeux pour tenter d'y déceler la pierre annoncée. Tout était recouvert d'un épais tamis de mousse aux mille nuances vert-de-gris, où perçaient par endroits, visibles seulement à l'œil exercé, de rares fragments minéraux. À mieux y regarder, pourtant, ils constatèrent que tout ce qui se trouvait devant eux, dans les plus infimes détails, n'était que pierre : les arbres, les fleurs, les haies de bambou, jusqu'aux cours d'eau qui n'étaient constitués que de fins gravillons. On eût dit un jardin frappé d'une double malédiction : d'abord pétrifié par un sortilège foudroyant, puis lentement envahi par cette patine de verdure qu'avaient tapissée des décennies d'intempéries et d'oubli. Ce domaine replié hors du temps et du monde leur semblait si étranger, si scellé d'interdit, qu'ils hésitèrent à s'y aventurer.

Le chaos du Grand Jardin les avait surpris à leur arrivée, mais ils avaient alors eu affaire à ce qu'ils maîtrisaient : la végétation. Le règne minéral, en revanche, leur était inconnu. Certes, ils l'avaient pratiqué à une échelle modeste, dans leurs jardins secs, mais jamais ils n'y avaient été confrontés de manière aussi radicale. Nulle part, dans cet immense enchevêtrement de parcelles séparées par de hautes parois et reliées par un réseau de couloirs et de tunnels, on ne voyait poindre le plus discret vestige de terre auquel se raccrocher. C'était le seuil où le monde connu s'arrêtait. Ils pénétraient dans un royaume qui n'était pas le leur, et dont les lois leur échappaient complètement.

Dans les jours qui suivirent le début de cette nouvelle épreuve, bon nombre de concurrents parmi ceux qui avaient eu l'honneur de remporter la première décidèrent de quitter la compétition. On ne pouvait pas cultiver la pierre : remettre en état ce jardin était le travail d'un sculpteur, non d'un jardinier. Tout leur art, toute leur expérience durement acquise ne leur était ici d'aucun secours. Il fallait tout réapprendre, et tous ne s'en pensaient pas capables. Peut-être son jeune âge donnait-il à Sakura une autre perspective. L'ampleur de la tâche l'intimidait, bien sûr, mais elle avait déjà duré plus longtemps que bien d'autres. Elle ne comptait pas encore battre en retraite.

L'interminable enfilade de corridors qui menait à sa parcelle, la première fois qu'elle y fut conduite, lui donna le vertige. Pour s'y rendre, il fallait traverser les terrains de nombreux autres candidats, entre lesquels serpentaient des galeries bordées, tout comme les jardins, de hauts murs de granit, ishi-gaki délimitant les différentes sections. Dans le Grand Jardin aussi, le chemin était long pour gagner son terrain, mais elle avait pu, prendre appui sur des repères visuels aux couleurs bien spécifiques. Désormais, tout se confondait dans une même grisaille, si bien qu'elle devait plutôt se concentrer sur les formes et la disposition des objets : ici un bouleau, là un groupe d'hortensias, là encore une grappe de champignons, tous taillés dans la même rocaille enrobée de mousse. Elle se fourvoya plusieurs fois dans les méandres de cet inextricable lacis avant de mémoriser l'itinéraire pour de bon, et se sentit rassurée de voir qu'elle n'était pas la seule à s'égarer. Quand elle déambulait parmi ces singulières sculptures polies par les siècles et la pluie, elle éprouvait la sensation de se mouvoir à l'intérieur même d'un esprit pétrifié, comme prisonnière du rêve de quelqu'un d'autre, figé dans le temps. N'était-elle plus qu'un élément de ce rêve, elle aussi ? Combien de temps pourrait-elle errer dans ce rêve avant de devenir pierre à son tour, comme tout le reste ? Que lui arriverait-il quand le rêve prendrait fin ?

Le segment qui lui était dévolu lui fit l'impression d'une vaste salle de palais à ciel ouvert. Il y avait là un saule pleureur aux frondaisons émoussées, un Mont Fuji dont les arêtes érodées se délitaient doucement, une statue de génie gardien au visage à demi effacé, et au sol des agglomérats de formes indistinctes qui avaient dû, un jour, être des fleurs ciselées avec soin dans la roche. Le tout ressemblait moins à l'œuvre d'une main humaine qu'aux caprices d'un magma subitement refroidi. Au fond de la parcelle, un petit pont verdi surmontait un ruisseau dont le lit était presque vide, le gravier censé le remplir s'étant disséminé un peu partout aux alentours. En inspectant le saule de plus près, elle distingua sur ses branches de fines statuettes d'oiseaux écaillées, parfois brisées. Sur certaines feuilles encore visibles, on apercevait même de minuscules gouttelettes de pierre dont il était difficile de dire s'il s'agissait d'insectes ou de rosée grisâtre. Derrière le mur qui marquait la limite des jardins avoisinants, on voyait s'élever, au loin, la silhouette fantastique du Mont des Brumes.

Les nouveaux outils qui lui furent confiés, marteaux et burins, parlaient à ses mains une langue étrangère. Il allait falloir apprendre à les comprendre si elle espérait redonner forme à la statuaire de ce terrain, ou plutôt de cette terrasse. Elle ignorait comment s'y prendre. Pourvu que cette deuxième épreuve durât suffisamment longtemps pour lui permettre de trouver un moyen.

La nuit, dans sa chambre, à Hakone, elle rêvait qu'elle était perdue dans ce labyrinthe marmoréen. Seule, elle courait dans les étroits couloirs, elle traversait au clair de lune de grands jardins déserts où des statues sans visage la regardaient passer en silence. Elle ne savait plus si elle cherchait à retrouver sa parcelle ou la sortie, et ne trouvait ni l'une, ni l'autre. Par moments, au-dessus du mur qu'elle longeait, émergeait l'ombre d'une sculpture colossale, qui lui apparaissait toujours de dos, quel que fût l'angle sous lequel elle l'observait. Elle s'efforçait alors de la rejoindre, en vain : aucun passage ne menait jusqu'à elle. Elle savait confusément que c'était l'Empereur, mais s'agissait-il seulement d'une statue monumentale à son effigie, ou de lui-même ? L'Empereur pouvait-il, en définitive, n'être qu'une statue ? Être devenu partie intégrante de ses jardins, fait de la même substance ? Elle continuait à chercher un chemin. Si l'Empereur était une montagne, elle irait voir ce qu'il y avait à l'intérieur.

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUOn viuen les histories. Descobreix ara