LE VOYAGE (partie 3)

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Le reste du voyage se fit en cachette et dans la terreur. Plus question de se joindre à un quelconque groupe ou de se déplacer sur les routes : ils se tenaient à distance, à couvert dans les bosquets, parfois même dans les fossés, passaient de longues nuits fraîches sous de grands pins, montant la garde à tour de rôle. Pour le père de Sakura, qui avait déjà passé de nombreuses nuits en mer par mauvais temps, cet inconfort n'était pas un problème ; pour elle, en revanche, c'était autre chose.

« Comment savent-ils qui on est ? lui demanda-t-elle un soir tandis qu'il faisait le guet.

— Ils n'en savent rien, ils savaient seulement qu'il y avait une fille dans le groupe, ce qui veut dire qu'ils devaient nous observer depuis un moment. Ils ont dû nous suivre sur la route et attendre le meilleur moment pour nous détrousser.

— Tu crois que c'est tout ce qu'ils voulaient ?

— Oui, ce sont des bandits de grand chemin. Ils attaquent les voyageurs parce qu'ils savent qu'ils ont souvent beaucoup d'argent dans leur bourse. Ils ont dû être déçus du butin qu'ils ont trouvé dans notre chambre, les pauvres ! Allons, essaie de dormir un peu. »

Il s'efforçait d'être rassurant, et elle s'efforçait de le croire, mais dès qu'elle fermait les yeux, les hurlements effroyables entendus la nuit à l'auberge retentissaient à nouveau entre ses oreilles, la raidissant d'horreur.

Quand ils virent enfin poindre les fameux cèdres d'Hakone et les rives miroitantes du lac Ashi, il était deux jours plus tard que prévu. Fort heureusement, Monsieur Seki avait anticipé un possible retard en choisissant la date du départ, et l'enregistrement des candidats s'échelonnait sur plusieurs jours pour leur laisser à tous le temps d'arriver. Jamais Sakura n'avait vu semblable spectacle : la station thermale à flanc de montagne était ceinturée de gardes impériaux, dont les casques et les lances scintillaient au soleil par centaines, par milliers. À l'entrée du complexe était dressé un vaste chapiteau aux couleurs de l'Empereur, devant lequel piétinait une interminable file de jardiniers attendant de faire valider leur candidature. Au-dessus des toitures s'élevaient des volutes de vapeur blanche en provenance des sources chaudes cachées derrière les bâtiments, comme si Hakone était le lieu où l'on forgeait les nuages.

« Eh bien, je crois qu'on y est, soupira-t-il. Ici, tu n'auras plus rien à craindre, la ville est bien surveillée.

— J'espère, dit Sakura qui ne voulait pas le voir partir, mais savait que c'était inéluctable. Merci de m'avoir accompagnée. Et toi, ça va aller ?

— Oh, moi, ne t'inquiète pas, rit-il en la serrant dans ses bras, j'adore les nuits à la belle étoile ! Et puis, sans toi, j'avancerai plus vite, je n'aurai pas à t'attendre !

— Moque-toi donc ! C'est toi qui étais le plus souvent derrière moi !

— Parce que je portais le sac le plus lourd ! »

Il lui confia la bourse avec ce qu'il y restait d'argent.

« J'aimerais te dire de revenir vite, mais ce ne serait pas bon signe, alors vas-y, fais de ton mieux. À bientôt.

— Merci. Embrasse Maman et Haru. »

Après une ultime embrassade, il reprit le chemin de leur village et elle s'en alla rejoindre la file d'attente.

Comme c'était à prévoir, tous les regards étaient rivés sur elle. Il n'y avait en effet aucune autre femme en présence et, de surcroît, elle était la seule dépourvue de besace à outils, ce qui avait instantanément fait d'elle l'objet de toutes les conversations. Aux yeux de tous ces professionnels chevronnés, tout cela ne faisait pas bien sérieux. Et aux yeux de l'Empereur ? Il était trop tard pour reculer, de toute façon : elle n'avait pas pris tous ces risques pour se laisser intimider par quelques quolibets et sourires goguenards. Au pire, on la renverrait chez elle...

Depuis toujours, elle se demandait à quoi il ressemblait. Elle ne parvenait à l'imaginer que grand, mince, austère et doté d'une longue barbe blanche, un peu comme Maître Takenaka. Bien sûr, elle savait qu'il n'était probablement pas du tout comme ça, mais elle avait moins d'imagination pour les visages que pour les paysages. Et bientôt, là, sous ce chapiteau où s'enfonçait la file d'attente, elle le rencontrerait en personne, le véritable, l'unique. À voir ces longs rideaux d'hommes en armes qui encerclaient les lieux et veillaient sur le bon déroulement des inscriptions, toutefois, elle ne put réprimer un mouvement de colère : si l'armée impériale était si puissante, pourquoi ne la voyait-on pas un peu plus faire régner l'ordre sur les routes ? Où étaient-ils, ces redoutables soldats, quand elle avait dû s'enfuir en pleine nuit pour échapper aux brigands ? Malgré sa passion dévorante pour son art, elle éprouvait une vive déception à constater que l'Empereur se souciait beaucoup moins de la sécurité de ses sujets que du choix de son prochain jardinier. D'ailleurs, elle avait bien envie de lui en toucher deux mots, quand elle le verrait, dans quelques heures.

« Tu sais, ma jolie, grasseya une voix égrillarde derrière elle, il paraît qu'il les préfère plutôt dodues, ses jardinières, l'Empereur...

— Dans ce cas, vous ferez parfaitement l'affaire », répliqua-t-elle en avisant la bedaine du plaisantin indélicat, ce qui eut pour effet de mettre les rieurs de son côté, en même temps que de mettre fin au débat. Un peu plus loin devant eux dans la file, cette brève effervescence attira l'attention d'un jeune jardinier au teint pâle et à la chevelure d'ébène, le seul parmi cette foule à peu près du même âge que Sakura, tous les autres étant beaucoup plus vieux. Elle ne vit pas le regard noir et inquisiteur qu'il darda quelques instants sur elle avant de se retourner et de reprendre sa place dans la queue.

Au bout d'une attente qui lui sembla durer des jours, pendant laquelle elle s'assoupit plusieurs fois debout, épuisée par son périple, on la fit enfin entrer sous le chapiteau, dans une salle où deux imposantes tentures formaient une porte s'ouvrant ponctuellement pour laisser passer les candidats un à un. Derrière ces rideaux, songeait-elle, l'Empereur...

Dans un état second, elle rêvait tout éveillée, rêvait que l'Empereur n'était pas sous le chapiteau derrière ces tentures, mais qu'il était le chapiteau, que ces tentures faisaient partie de sa tenue d'apparat, qu'il était si immense que l'on ne pouvait le voir en entier, que l'on traversait l'Empereur comme on traversait le pays lui-même, en s'étonnant de sa magnificence et sans pouvoir en prendre réellement la mesure. Quand les deux gardes qui administraient les entrées vinrent lui dire que c'était son tour, elle crut qu'ils s'adressaient à quelqu'un d'autre.

On l'introduisit dans une longue galerie au bout de laquelle siégeait un vieil homme vêtu d'une longue robe de soie noire et brillante, dont le tissu moiré de constellations semblait dessiner une carte mouvante du ciel nocturne. Penché sur une table à tréteaux, il était occupé à écrire. C'est ça, la vie d'un empereur, se dit-elle : écrire, toujours tout écrire, pour ne rien oublier des millions de détails qui, dans ce gigantesque empire, dépendent de lui et attendent ses décisions. Il lui fit signe d'approcher.

« Bienvenue. Je suis l'émissaire de l'Empereur, et je servirai également de juge pour le concours. Et vous, qui êtes-vous ?

— Seki Sakura, seigneur, souffla-t-elle, déçue, en s'agenouillant et en inclinant la tête.

Seki Sakura, répéta le scribe majestueux en écrivant son nom sur son registre. Du coin de l'œil, elle l'observa avec un soupir de soulagement intérieur : il venait de l'inscrire comme les autres, sans y regarder à deux fois. Le fait d'être une fille n'avait pas posé problème.

— Avez-vous apporté du matériel dont vous souhaiteriez faire consigner la liste ?

— Je n'ai... plus de matériel, seigneur.

— Ce n'est rien, on vous fournira les outils nécessaires.

— C'est que... l'auberge où je logeais a été attaquée par des voleurs...

— Oh ! Vous faites partie du groupe qui était dans l'auberge ? demanda encore l'émissaire dont les yeux plissés par l'effort continu d'écriture étaient maintenant écarquillés.

— Oui, seigneur. J'ai pu m'enfuir mais je n'ai pas eu le temps de prendre mes outils.

— Vous avez eu de la chance, beaucoup de chance. Il y avait plusieurs jardiniers en route pour participer au concours dans votre groupe, notamment le regretté Maître Takenaka. Ils sont tous morts. »

Visuel : "Hakone", Hiroshige

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUOpowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz