HAKONE (partie 2)

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« Tu n'es pas bien ridé pour quelqu'un qui s'exprime en proverbes, lança un de ses voisins. À qui a-t-on l'honneur, mon garçon ?

— Kuroiwa Taishiro », répliqua l'autre qui poursuivait son repas sans sourciller. Il n'avait même pas levé les yeux lorsqu'il les avait interrompus. À l'annonce de ce nom, un bref murmure parcourut l'assistance. Visiblement, sa réputation le précédait. Même Sakura avait entendu parler de lui.

« C'est donc vrai, ce que l'on dit de toi ! reprit un autre convive. On t'appelle dans ta région le jardinier des puissants, et pourtant tu as tout juste l'âge d'être notre élève !

— Peut-être est-ce vous qui avez mis longtemps à maîtriser votre art, rétorqua le jeune homme sans élever la voix.

— As-tu vraiment étudié auprès de Maître Takagi ?

— Jusqu'à sa mort, oui. J'ai eu l'honneur d'être son dernier élève. »

Sakura réprima un hoquet d'admiration. Feu Maître Takagi avait été en son temps le jardinier le plus renommé de tout l'Empire, à tel point qu'il se disait que, si un jour l'Empereur devait décider d'un remplaçant pour le grand Jardinier impérial, ce serait à lui que reviendrait cette distinction, sans débat possible. Elle était vaguement au fait des prouesses de ce Taishiro, mais elle ignorait qu'il eût été le disciple d'un aussi illustre professeur.

« On dit qu'il ne prenait plus qu'un seul élève à la fois. On dit qu'il restait parfois des années sans choisir d'apprenti, quand il n'en jugeait aucun digne de son enseignement. Toi qui devais être encore presque un enfant quand tu t'es présenté à lui, comment as-tu fait ?

— Il fallait passer une épreuve.

— Quelle était cette épreuve, dis-nous ?

— Si vous parvenez avec moi jusqu'aux dernières étapes du concours, je vous l'apprendrai. »

Ces mots jetèrent sur la salle un silence lugubre, chargé d'une tension à tout rompre. Sakura retint son souffle : on sentait que tout pouvait arriver, que ces orgueilleux vétérans, si effrontément insultés, pouvaient aussi bien quitter les lieux d'un pas courroucé que renverser la table et déclencher une bagarre générale. Puis l'un d'entre eux éclata d'un rire tonitruant et contagieux, qui gagna bientôt les autres.

« Tu as la langue bien pendue, en tout cas, mon garçon ! On verra si tu as la main aussi verte que le verbe ! »

Le dîner reprit, de même que les conversations, mais Sakura nota que personne n'échangeait plus un mot avec Taishiro, ni avec elle. Aux yeux de cette bruyante assemblée, ils n'existaient plus. Elle chercha timidement à établir un contact visuel, mais il ne semblait pas la voir, lui non plus. Il ne semblait voir personne. Elle termina son repas au plus vite et se retira dans sa chambre, encore éprouvée par son voyage et sa longue journée. Elle ne vit pas, en partant, le regard sombre et pénétrant qui s'attacha à ses pas et la suivit jusqu'à sa sortie du réfectoire.

La soirée fut festive : les jardiniers eurent accès pour se délasser aux bassins des sources chaudes et purent profiter des bienfaits de l'onsen. Pour beaucoup, c'était la première fois, et l'on vit des centaines d'hommes d'âge mûr s'éclabousser et batifoler au milieu des eaux bouillonnantes dans le plus simple appareil. L'écho des clapotis, des rires gras et des plaisanteries salaces résonna tard dans la nuit sous le firmament vaporeux d'Hakone, qui n'avait jamais connu telle animation nocturne. Entre deux fanfaronnades, les discussions entamées au réfectoire se poursuivaient : on parlait de l'Empereur, de son apparence présumée, de ses motivations secrètes, de la nature probable des épreuves à venir, de celui qui aurait le plus de chances de l'emporter. Toutes ces voix, tous ces rêves, ces doutes et ces espoirs se mêlaient aux volutes nacrées s'élevant des bassins capiteux pour les porter aux nuées qui tournoyaient dans le ciel obscur.

La lassitude gagnant les baigneurs au fil des heures, les sources commencèrent à se dépeupler. Écrasés par la fatigue du jour et l'immensité du lendemain, ils s'en retournèrent peu à peu vers leurs loges, et bientôt le silence tomba sur la station thermale. On ne voyait plus s'agiter dans l'eau fumante que les reflets de la lune.

Longtemps après leur départ, une ombre furtive glissa le long des terrasses, se dévêtit à la hâte au bord d'un bassin et s'y enfonça.

Elle avait attendu toute sa vie de pouvoir se plonger dans les eaux vivifiantes d'un onsen, et l'occasion ne se représenterait pas de sitôt. Elle ne fut pas déçue : au contact de l'onde pétillante, une sensation de bien-être jusqu'alors inconnue d'elle se répandit aussitôt dans tout son corps. La chaleur torride, lui montant très vite à la tête, lui donnait l'impression d'être sur le point de s'évanouir, non, de se dissoudre dans les vapeurs ambiantes. Sous l'eau, les bulles couraient sur sa peau, la parsemaient de légers picotements dont elle n'arrivait pas à décider s'ils étaient glacés ou brûlants. Elle était un peu perdue, ici, oui, et cela lui allait très bien. Elle n'avait jamais été perdue, auparavant. C'était une expérience nouvelle, et ce n'était pas pour lui déplaire. Elle était enfin seule avec ses pensées, seule avec son corps, avec l'eau, le silence, les montagnes et la nuit.

« Tu m'auras fait attendre », sourit soudain une voix d'homme dans le brouillard.

Sakura reconnut celle du garçon au visage fermé qui avait défié tous les jardiniers au réfectoire. Elle sentit ses jambes se liquéfier. Quelle idiote ! Elle n'aurait jamais dû quitter sa chambre, jamais dû se risquer à ce bain de minuit, nue et sans défense, au milieu de tous ces... d'où venait cette voix ? De quel côté se trouvait-il ? 

Image : "Hot Springs at Night", Alby69, DeviantArt

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUUnde poveștirile trăiesc. Descoperă acum