HAKONE (partie 3)

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« Je pensais que ce serait mieux de se parler seul à seul. Il y avait trop de monde, tout à l'heure, à table. Impossible de faire connaissance dans les formes. Même si, ici, on ne voit pas vraiment les formes non plus... »

Un léger bruissement à gauche, dans la nuée blanche. Il se tenait entre elle et le rebord où elle avait laissé sa serviette et ses vêtements, à une distance indéterminée. Elle le sentait aux ondulations de l'eau qui venaient jusqu'à elle de ce côté-là. Comment fuir ?

« Alors, il paraît que tu étais à l'auberge qui a été attaquée ? Un vrai carnage, à ce qu'on dit. Tu as eu de la chance d'en réchapper, tu sais. C'était comment ? »

Il y avait maintenant dans cette voix, qu'elle n'avait pu s'empêcher d'admirer quand elle l'avait entendue braver avec panache la vindicte des autres jardiniers, quelque chose de sournois et de menaçant. Elle était tétanisée. Il fallait répondre, n'importe quoi. Gagner du temps.

« C'était très bien. Un accueil très chaleureux, des chambres confortables et une compagnie très agréable. Beaucoup d'animation, aussi, vous avez vraiment raté quelque chose. Dommage qu'il ait fallu partir si vite, lança-t-elle d'une voix qu'elle espérait stable, étonnée de réussir à aligner autant de mots dans l'état de panique absolue où elle se trouvait.

— Pourquoi ne pas être restée un peu plus longtemps, dans ce cas ? demanda la voix désincarnée qui émanait de la brume et semblait se déplacer à chaque phrase.

— Il faut savoir tirer sa révérence à temps.

— C'est tout à fait vrai... et ici, combien de temps crois-tu pouvoir tenir ?

— Aussi longtemps que possible, comme vous, répliqua-t-elle en s'efforçant de se rapprocher insensiblement du rebord, pensant sentir que son interlocuteur avait bougé.

— Tu es bien jeune pour te présenter à ce concours...

— N'est-ce pas précisément ce qu'on vous reproche ?

— Très juste, là encore, mais il est évident que tu as un profil, disons... atypique. Auprès de quel maître t'es-tu formée ?

— Ma grand-mère, avoua-t-elle après une brève hésitation. Elle s'attendit à des railleries, qui ne vinrent pas.

— Voilà qui est singulier. Tu dois être très sûre de toi pour tenter ta chance, ou très inconsciente. Comme pour venir te baigner ici en cette tenue, et à cette heure.

— J'ai un couteau, mentit-elle.

— Pourquoi faire ? Tu es en sécurité, plus encore qu'ailleurs. Il y a des gardes impériaux partout autour de nous. Il te suffirait de crier et ils accourraient. En revanche, s'ils nous découvraient ainsi, peut-être serions-nous disqualifiés, parce qu'ils pourraient croire qu'il y a entre nous quelque collusion secrète. Ce serait regrettable, n'est-ce pas ?

— Gardez vos distances si vous ne voulez pas vérifier votre théorie, avança-t-elle en glissant encore un peu vers le bord, avec l'étrange idée que ce couteau inexistant lui donnait de l'aplomb. Une ombre prit soudainement forme derrière elle et la fit se retourner en sursaut, dans un crépitement d'eau qui l'effraya par son ampleur. Elle scruta la blancheur autour d'elle, en vain. L'ombre avait disparu.

— Et toi ? reprit la voix qui paraissait dangereusement plus proche. Quelles sont-elles, tes théories ?

— Je n'en ai pas, mentit-elle encore. J'attends de voir demain ce que l'Empereur nous réserve.

— Ah, l'Empereur... tu y crois vraiment, entre nous ?

— Que voulez-vous dire ?

— Pourquoi penses-tu que personne ne l'a vu depuis toutes ces années ? Tu ne t'es pas posé de questions ? L'Empereur n'existe pas. L'Empereur n'est qu'une fiction, une histoire que l'on raconte aux enfants de l'Empire pour qu'ils se tiennent tranquilles et qu'ils continuent de croire qu'il y a un Empire. On apprendra sans doute à l'issue du concours qu'il est mort depuis longtemps, à moins que les régents qui ont dû récupérer le pouvoir à sa mort ne décident de continuer à nous la cacher pour préserver la paix. Tu veux savoir ce qu'il va se passer demain ? On nous réunira pour nous édicter le règlement du concours et nous en dévoiler les épreuves. Il y a fort à parier qu'il s'agira de remettre en état les Sept Jardins, afin de redonner au monde l'illusion de la gloire de l'Empire. Au fil des décennies, l'Empereur est devenu si indissociable de ses jardins que leur rendre leur éclat signifierait aux yeux de tous sa résurrection. Que les Jardins resplendissent, et l'on croira l'Empereur vivant, puissant et en bonne santé. Le jardin n'est qu'un écran, une image, un spectacle politique : pour les puissants, il n'est rien d'autre que son utilité, une démonstration d'opulence et d'ordre, qui figure le contrôle et la domination de son propriétaire sur les éléments. Voilà ce qui intéresse vraiment ceux qui nous gouvernent : l'apparat. Le choix ultime du prochain Jardinier impérial n'est pour eux qu'une formalité, un détail. L'important est d'avoir la main-d'œuvre pour restaurer les Jardins dans leur magnificence d'avant-hier, et pouvoir tromper leur monde. Le jardin n'est qu'un beau mensonge, lui aussi, comme l'Empereur, comme le concours. Une fiction qui vise à nous faire croire en une autre fiction. Nous ne sommes que des pions, des acteurs dans cette vaste pièce de théâtre, dont le but n'est que de choisir celui qui jouera dans la suivante...

— Alors que faites-vous ici ? Si vous ne croyez en rien de tout cela, pourquoi être venu jusqu'à Hakone ?

— Moi ? Parce que j'aime le théâtre...

— Un jardin n'est pas un mensonge ! Si vous pensez vraiment ce que vous dites, vous n'êtes pas un jardinier, vous n'êtes qu'un imposteur ! Avez-vous réellement étudié auprès de Maître Takagi ? Il n'a pas pu vous enseigner de telles inepties ! Qui êtes-vous vraiment ? Qui êtes-vous ? »

Il lui fallut un certain temps pour se rendre compte qu'il n'y avait plus personne, et qu'elle avait complètement oublié depuis plusieurs minutes de se rapprocher du rebord tant convoité. Pire : elle s'était avancée en parlant de quelques pas dans le brouillard, sans s'en apercevoir, comme pour chercher à attraper cet infernal bonimenteur, au mépris de toute prudence. Elle attendit encore un moment pour s'assurer d'être bien seule à nouveau, puis elle se précipita sur ses vêtements, les enfila sans même se sécher et regagna sa chambre en toute hâte à travers la station thermale endormie. 

Image : "Hot Spring at Night", Alby69, DeviantArt

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now