LE JARDIN RENVERSÉ

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Assemblés devant l'entrée scellée du troisième jardin, les candidats restants contemplaient l'entonnoir colossal du Mont des Brumes qui se dressait à présent bien en vue, tout proche en apparence, même si, chacun le savait bien, il ne s'agissait que d'une perspective trompeuse liée à sa taille. Tout là-haut les épiait le quatrième Jardin, dont le froid d'outre-monde proscrivait toute vie. Voilà quelle récompense les attendait s'ils triomphaient de la troisième épreuve : un autre défi, encore plus impossible, qui de surcroît n'était pas le dernier. Cette ombre intimidante au sommet drapé de nuées grisâtres les surplombait de son altitude insondable, tout à la fois invitation entraînante et sourde menace.

L'adversité écrasante les inquiétait tout autant qu'elle les inspirait. Après tout, ils étaient toujours là, après deux combats qui leur avaient au départ semblé insurmontables. Ils avaient cependant franchi ces obstacles, là où d'autres avaient échoué. Ils avaient cru tout perdre, pour finalement parvenir à enjamber les gouffres. Ils y réussiraient encore, quels que soient les pièges que leur tendrait l'Empereur. Du moins est-ce là le raisonnement qu'ils se tenaient pour se rassurer.

L'Empereur, d'ailleurs, où était-il ? Depuis leur entrée dans l'enceinte, on n'avait pas encore aperçu son fameux Palais suspendu. Peut-être ce bâtiment de légende s'était-il effondré, emporté par la déchéance générale des Jardins et l'amenuisement progressif des pouvoirs de son maître. Peut-être n'avait-il tout simplement jamais existé. Un tour de passe-passe de ses soi-disant mages, une simple illusion qu'ils faisaient jadis flotter dans le ciel au-dessus des visiteurs pour les inciter à croire davantage en la puissance de leur souverain. De plus en plus de participants soupçonnaient l'Émissaire d'être en réalité l'Empereur déguisé, venu en personne superviser le déroulement du concours. Un bien piètre illusionniste.

La porte du troisième jardin, pourtant, avait de quoi inciter les plus sceptiques à réviser leur jugement. Aussi monumentale que les précédentes, elle comportait deux panneaux dans lesquels étaient enchâssés d'immenses miroirs concaves où le paysage se reflétait à l'envers. Ils se voyaient, tout en haut du portail, en miniature, la tête en bas ; quand ils baissaient les yeux, à leurs pieds, un tapis de nuages ivoirins : dans l'intervalle, l'infini céruléen. Même les couleurs, dans ce reflet renversé qui rendait le monde comme étranger à lui-même, semblaient autres, plus denses, plus forcées peut-être, et peut-être bien plus vraies. L'image était exacte, car ils s'y voyaient en définitive tels qu'ils étaient après ces longs mois d'acharnement, de doute et de souffrance : minuscules et sens dessus dessous. Mais toujours là.

Autant dire que personne n'écoutait le discours de l'Émissaire – certains ne l'entendaient même pas. Tous les regards demeuraient fixés sur cette porte énigmatique dont on guettait l'ouverture avec une effervescence palpable. Ce qu'elle cachait dépassait de loin tout ce qu'ils avaient pu concevoir ; si les deux premiers jardins leur avaient paru étranges, avec celui-ci, pour la première fois, ils éprouvaient véritablement l'impression de pénétrer dans un autre monde.

Le sol tout entier était recouvert d'une gigantesque dalle peinte aux couleurs d'un ciel clair et dégagé où flottaient quelques nuages clairsemés. À s'y avancer, on croyait marcher à même l'azur. De temps à autre, tandis que l'on déambulait sur cette vaste voûte céleste inversée, on voyait ou l'on sentait de petits morceaux de terre, des vers, des insectes tomber çà et là en une sorte de pluie diffuse et intermittente, et c'est alors que, levant les yeux, on apercevait ce qu'était réellement le Jardin renversé : à une hauteur vertigineuse se déployaient les frondaisons d'arbres comme suspendus dans les airs, leurs troncs et leurs racines invisibles ancrés dans une terre sombre dont la végétation luxuriante formait un plafond s'étendant à perte de vue. De loin en loin, on rencontrait un pilier marmoréen qui aidait à soutenir ce firmament artificiel, ou un échafaudage vermoulu, embrumé de toiles d'araignées, censé permettre d'y monter. Par endroits, on croisait aussi d'imposants miroirs disposés de manière à renvoyer les rayons du soleil dans les hauteurs, vers les feuilles et les fleurs accrochées au dais de glèbe qui s'en nourrissaient. Les longues branches des saules, tendues vers le bas, oscillaient lugubrement au vent, avec des airs de ruches monstrueuses ou de pieuvres géantes prêtes à fondre sur les jardiniers effarés, qui leur jetaient des regards inquiets. Certains, dont les rameaux n'avaient pas été taillés depuis des lustres, descendaient jusqu'au sol. D'autres arbres, difficiles à identifier, demeuraient agrippés au sommet, tels d'étranges météores figés dans leur course, attendant l'heure de tomber. Sous ce singulier spectacle, les concurrents s'avançaient sur la pointe des pieds, étreints par la pénible sensation de s'aventurer entre un marteau et une enclume cosmiques.

Les autres jardins avaient frappé leur imagination, bien sûr, mais jamais encore ils n'avaient ressenti de terreur comme en cet endroit. Et si cet impossible édifice au-dessus de leurs têtes venait à s'écrouler ? Comment une telle masse de terre pouvait-elle être maintenue à une telle altitude ? Comment cultiver la terre à l'envers ? Ce soir-là, à Hakone, les discussions depuis longtemps interrompues reprirent de plus belle. Certains refusaient de travailler dans ces conditions, jugeant ce dispositif non seulement dangereux, mais attentatoire aux lois mêmes de la nature : la place de la terre était en bas, celle du ciel en haut, et ces arbres contrariés qui poussaient à contresens n'étaient rien d'autre qu'une aberration. Les deux jardins précédents disaient l'incurie de l'Empereur ; le troisième disait sa folie. 

Tout cela allait en effet à l'encontre de tous les principes qu'avait appris Sakura aux côtés de sa grand-mère : toujours aller dans le sens de la nature, la seconder, la précéder parfois, mais ne jamais tenter de la forcer ni s'opposer à elle. Elle comprenait enfin ce qu'avait voulu dire Taishiro, le premier soir : les jardins des puissants étaient des mensonges. De savantes mises en scène qui déformaient la nature, donnant à croire qu'elle faisait ce qu'elle était incapable de faire. « Nous ne sommes pas des magiciens, lui avait un jour dit sa grand-mère. Mais même la magie ne peut pas tout. Elle ne fonctionne que si elle est en accord avec la nature, dont elle détourne, amplifie ou accélère les forces. Dès lors qu'elle entre en conflit avec elle, le pouvoir de la magie s'efface, comme celui des jardiniers. »

Il ne s'agissait pas de magie dans ce jardin fantasque, seulement de technique. Cette architecture qui défiait l'entendement résultait d'appareillages complexes mis au point, en d'autres temps, par les meilleurs ingénieurs de l'Empire. Ce que la nature et la magie refusaient, c'était à la technique qu'il revenait de le réaliser. Que cherchait à accomplir un jardin qui contrevenait aux lois naturelles ? Peut-être s'agissait-il simplement là des expériences avant-gardistes des jardiniers d'une autre époque, de leurs tentatives d'inventer une autre façon de travailler la terre. Peut-être y avait-il, au-delà du caractère absurde et révoltant de ces expériences, quelque enseignement à en retirer...

Certains concurrents, les jours suivants, déclarèrent forfait, refusant de se compromettre dans une entreprise qu'ils jugeaient proche du sacrilège, et qu'ils estimaient secrètement responsable de l'atmosphère de malédiction qui régnait sur l'ensemble des Sept Jardins. Sakura, quant à elle, décida de pousser plus avant sur cet imprévisible chemin, curieuse de voir où les routes à l'envers pouvaient mener.

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now