LE GRAND JARDIN (partie 1)

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La pluie avait enfin cessé. Il avait d'abord fallu sécher la terre, chacun selon sa méthode de prédilection. Sakura avait choisi de creuser des sillons dans son terrain pour les remplir avec du sable de rivière, afin de drainer l'eau qui saturait le sol environnant. Elle avait fini de faucher les hautes herbes qui encombraient son futur jardin. Le vrai travail allait pouvoir commencer. En premier lieu, il faudrait nettoyer la sculpture et le petit pont défigurés par la moisissure et les intempéries, puis semer près du ruisseau des plantes qui ne craignaient pas l'humidité : des lotus blancs qui s'épanouissaient en milieu aquatique, puis, un peu plus loin, des capucines qui protègeraient le terroir de leurs larges feuilles déperlantes. Une fois le déblayage terminé, elle retrouva dans un coin reculé les ruines d'un ancien jardin sec, qu'elle allait aussi devoir restaurer. La tâche qui l'attendait était colossale.

Avec le fauchage des imposantes murailles d'herbe qui fondaient l'ensemble du Grand Jardin en une masse touffue et indistincte, les parcelles qui jouxtaient la sienne étaient devenues visibles, ce qui ne manquait pas de l'impressionner car elle jugeait souvent le travail de ses voisins meilleur que le sien. Elle s'efforçait de ne pas trop regarder à côté, de se concentrer sur ce qu'elle avait à faire et de le faire le mieux possible.

Ramener un jardin informe ou dévasté à la vie : plus elle y réfléchissait, plus il lui semblait qu'elle n'avait jamais vraiment fait autre chose. Jamais elle n'avait eu à créer un jardin à partir de rien : chez les Kawaguchi, comme chez tous les propriétaires qui lui avaient confié des travaux, le jardin avait toujours préexisté, toujours été déjà là. Elle n'avait fait que reprendre l'ouvrage là où d'autres l'avaient interrompu, remodeler des formes un temps livrées à elles-mêmes et aux forces de l'entropie. Façonner un jardin à venir, c'était toujours en même temps retourner vers un jardin précédent, aller dans les deux sens à la fois, faire la jonction. Dans tous les projets qu'elle avait menés, il avait toujours été question d'exhumer un jardin enfoui, de le ramener à la surface : cette fois-ci n'était pas vraiment différente des autres. Juste plus difficile. Et toujours, dans chaque terrain qu'elle travaillait, elle refaisait en filigrane le jardin originel, celui de sa grand-mère – même lorsqu'elle cherchait à s'en éloigner, à varier les formes, d'une certaine façon elle le redessinait en creux, en ombre portée.

Jour après jour, elle polissait les décorations, assainissait le sol, rendait à la glèbe ses facultés génératrices. Bientôt, si la pluie ne revenait pas avec trop d'acharnement, elle pourrait commencer à semer. De temps en temps, elle voyait passer la longue robe moirée de l'émissaire qui venait évaluer l'avancée des travaux. Il se tenait à quelque distance, le visage insondable, semblant regarder le jardin sans le voir. L'instant d'après, il avait disparu.

Un matin, à son arrivée, elle remarqua dans l'herbe, près de la statue, une masse blanche tachée de grenat. Elle s'approcha, croyant à un de ces champignons énormes capables de pousser en une nuit.

Une lapine éventrée. Verticalement, de l'abdomen jusqu'à la poitrine. Les tripes répandues sur les pousses fraîches. Un essaim de mouches s'était déjà formé. Horrifiée, elle recula d'un pas, jetant autour d'elle des regards éperdus. Les autres jardiniers vaquaient à leurs occupations, l'air absorbé. Depuis l'affaire de l'esclandre nocturne et le châtiment exemplaire des coupables, plus aucun d'entre eux ne s'était permis la moindre tentative à son encontre. Cette macabre surprise venait lui rappeler, en dépit de ce calme apparent, au bord de quel précipice elle marchait à chaque instant.

Il fallut se débarrasser de la charogne. Impossible de la laisser dans l'enceinte du Grand Jardin : les autres auraient pu l'accuser de l'avoir déposée près de leur terrain pour leur nuire ou les intimider. Elle dut porter à bout de bras la carcasse sanguinolente jusqu'à l'entrée des Sept Jardins, sous les yeux hébétés des gardes et des jardiniers, puis encore au-delà, jusqu'à trouver un endroit suffisamment éloigné des murs pour s'en délester. De retour sur sa parcelle, elle se rinça les mains dans le ruisseau, longtemps, sans parvenir, lui semblait-il, à se défaire complètement de l'odeur. À aucun moment, elle n'aurait le loisir de baisser sa garde.

De fait, elle n'était pas la seule à craindre pour sa sécurité : malgré la surveillance serrée des forces impériales, les rivalités entre jardiniers s'exacerbaient de jour en jour, culminant parfois en rixes verbales, le plus souvent pour des questions de mesures et de frontières entre jardins limitrophes. La sévérité du règlement faisait que l'on n'en venait jamais aux mains, mais les différends entre les concurrents pouvaient prendre une tournure assez véhémente, à tel point que nombre d'entre eux, elle commençait à le comprendre, échoueraient aux épreuves, non par incompétence, mais par incapacité de se maîtriser.

C'est ainsi qu'éclata un soir une violente dispute entre Taishiro et un maître très réputé nommé Haruto Gushiken, qui l'accusait d'imposture au cours du dîner à Hakone.

« Un gamin de son âge n'a pas sa place ici ! s'écriait Haruto. Peu importe qu'il ait été ou non le disciple de Maître Takagi, sa présence parmi nous est un affront envers nous tous ! Un témoignage de mépris envers notre savoir-faire, notre expérience, nos longues années de pratique. À ton âge, mon garçon, j'étais un peu plus humble que toi. Jamais je n'aurais eu l'audace de me présenter à un tel concours ! J'aurais été conscient de ne pas en être digne ! Et elle, alors, ajouta-t-il en désignant Sakura assise à une autre table, n'en parlons même pas ! » Après quoi, il avait sommé Taishiro de se retirer de la compétition. Ce dernier, sans répondre, s'était contenté de quitter la salle.

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now