LE VOYAGE (partie 2)

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Le carrefour était aussi incertain que le reste : un vague nœud d'où partaient trois routes qui se perdaient toutes dans la nuée d'albâtre. Ils s'assirent sur le talus et attendirent. Il ne leur fallut pas longtemps pour voir arriver un groupe d'une dizaine de pèlerins, aisément reconnaissables à leurs chapeaux coniques et à leurs longs bâtons de marche. Ils furent autorisés à poursuivre le trajet avec eux.

Les pèlerins étaient réputés pour leur silence et leur discrétion, mais très vite Sakura et son père remarquèrent parmi eux des hommes vêtus différemment, qui semblaient avoir choisi de les accompagner, comme eux, et portaient sur leurs dos de lourdes besaces chargées d'outils qu'ils reconnurent au premier coup d'œil. « Tu vois, murmura son père, tu n'es pas la seule à avoir pris le chemin du concours. »

Il y avait là un homme assez âgé, la barbe blanche et l'échine voûtée, qui les observait avec une évidente curiosité. Ils marchèrent un moment côte à côte, à distance respectable, puis il se mit à se rapprocher insensiblement. Bientôt il se trouva près d'eux.

« Alors vous aussi, cher confrère, vous vous rendez à Hakone ? demanda-t-il au père de Sakura.

— On ne peut rien vous cacher, répliqua ce dernier.

— C'est singulier, votre visage ne me dit rien. Comment vous nommez-vous ?

— Mon nom est Seki.

— Seki... je connais pourtant tous les jardiniers de la région, ainsi que leurs apprentis et leurs assistants, mais je n'ai jamais entendu parler de vous.

— C'est parce que je ne suis pas jardinier, je suis pêcheur. La jardinière, c'est ma fille », dit-il en montrant Sakura.

À ces mots, la figure du vieil homme changea d'aspect : son sourire affable laissa place à une expression à la fois intense et absente. Il scruta un moment Sakura, l'air perplexe, comme si ses yeux fouillaient un paysage désert où il cherchait à l'apercevoir. Puis il se remit à sourire, leur adressa à tous deux un léger signe de tête et s'éloigna.

« Il ne nous a même pas dit son nom, ce vieux rustre, souffla le père de Sakura.

— C'est Maître Rito Takenaka, chuchota-t-elle, le plus célèbre jardinier de notre province. Et ce n'est que l'un des nombreux grands maîtres qui participeront au concours.

— Ah oui ? Désolé, moi je ne connais que les grands maîtres pêcheurs. Les jardiniers, je te les laisse... »

Peu après ce bref échange, le brouillard se leva et ils purent admirer les vastes collines arborées qui s'étendaient autour d'eux, tandis que le soleil, reprenant des forces, les repeuplait d'ombres et de couleurs chatoyantes. Le cortège traversa plusieurs villages, fit escale pour déjeuner au bord d'un petit torrent et arriva au crépuscule en vue d'une auberge où passer la nuit. Sakura, qui n'avait jamais autant marché en une journée, tombait de fatigue.

Des chambres rustiques les attendaient dans une suite de petites maisonnettes à l'arrière du bâtiment principal qui servait de réfectoire. Après le dîner, les voyageurs éreintés rejoignirent vite leurs couches. Sakura et son père se virent attribuer une chambre dans la dépendance la plus éloignée.

« Encore quatre jours de marche, et nous serons arrivés à destination. Ça va aller ? lui demanda-t-il.

— Il faudra bien, soupira-t-elle. Le voyage ne sera sans doute pas la partie la plus difficile.

— En tout cas, c'est la partie où je suis là pour t'aider. Ensuite, tu seras toute seule – mais ce sera ton domaine d'expertise. Tu vas leur montrer, à tous ces vieux bêcheurs de glaise !

— Merci d'y croire. Bonne nuit.

— À toi aussi. Dors bien. »

Mais Sakura, bien qu'exténuée, ne dormit que d'un œil, toujours trop nerveuse à l'idée du défi encore inconnu qui l'attendait et de ses enjeux. De longues heures s'écoulèrent dans le crissement des insectes nocturnes et les ronflements paisibles du pêcheur dans la couche voisine. Alors qu'elle commençait à se sentir glisser vers le rêve, elle entendit des voix au-dehors. Elle se leva et s'approcha de la fenêtre à pas feutrés.

Dans les ténèbres, un groupe de silhouettes aux mouvements félins se déplaçait entre les maisonnettes en échangeant des propos inaudibles. À la lueur de la lune, elle vit briller au bout de leurs mains les reflets métalliques de longues lames effilées. Elle tressaillit. Presque sans bruit, ils forcèrent une porte, s'engouffrèrent à l'intérieur. Un hurlement atroce déchira la nuit.

« Papa ! Papa, réveille-toi ! Il faut partir tout de suite ! L'auberge est attaquée ! »

Monsieur Seki se leva en sursaut et, encore étourdi de sommeil, rassembla à la hâte les quelques affaires qu'il pouvait. Dehors, les cris se multipliaient : les ennemis entraient dans chaque maison, dans chaque chambre. Par chance, leur loge étant la plus reculée, ils eurent le temps de sortir par une fenêtre située à l'arrière, en un point invisible des assaillants, n'emportant que leur bourse et une poignée de vêtements. Ils se faufilèrent dans des fourrés qui se trouvaient à quelques pas. Derrière eux, les voix des intrus qui venaient de pénétrer dans leur chambre grondaient :

« La fille ! Où est la fille ?

— Il n'y a personne, elle a dû filer !

— Peu importe, prenez tout ! »

Les outils... songea Sakura. Elle n'avait pas eu le temps de les récupérer. Qui étaient donc ces hommes ? Quel genre de voleur volait des outils de jardinage ? Trop tard, il n'était plus question de retourner les chercher.

« Allons, viens, ne traînons pas », murmura son père. Ils s'enfoncèrent dans la nuit dont la noirceur seule les protégeait de leurs poursuivants.

Visuel : Hiroshige, "Seki, Départ de l'auberge du Quartier Général", estampe tirée des 53 Stations de la Route du Tokaïdo 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now