HAKONE (partie 1)

52 8 34
                                    

Le sang de Sakura se figea dans ses veines. Les hurlements qu'elle avait entendus lors de cette sinistre nuit retentissaient encore dans son esprit. Elle avait bien compris, dès les premiers instants, qu'elle n'avait pas affaire à de simples voleurs. Voyant son trouble, l'émissaire reprit :

« Vous êtes en sécurité ici, l'Empereur s'en porte garant. Ne vous inquiétez pas pour les outils, on vous en procurera d'autres, à la demande, en fonction des épreuves. En attendant, on va vous montrer où se trouvent vos quartiers, afin que vous puissiez vous remettre de ce long voyage tourmenté. Il y aura ce soir un grand dîner d'accueil pour tous les candidats au réfectoire, et demain matin, vous serez réunis pour l'ouverture officielle du concours, dont je vous exposerai le règlement. Allez, profitez de cette soirée pour vous reposer, vous en avez grand besoin. »

Escortée par un garde, encore abasourdie par ce qu'elle venait d'entendre, elle se retrouva soudain, sans savoir comment, dans une chambre beaucoup plus confortable que toutes celles qu'elle avait jamais pu connaître, avec une vue imprenable sur les célèbres sources chaudes auxquelles elle avait souvent rêvé. Rien de tout cela, pourtant, ne suffisait à lui faire oublier qu'elle aurait dû être morte.

Étendue sur sa couche, elle se laissa aller au luxe rassurant des lieux. Après ces jours et ces nuits pétris d'angoisse sur les routes, ces lancinantes heures d'attente debout au pied du chapiteau ; enfin une chambre, des meubles, des murs, un toit. Terrassée par la fatigue, elle lutta pour ne pas succomber à la tentation d'une sieste réparatrice – elle avait trop peur de manquer le dîner, au cours duquel se diraient certainement beaucoup de choses intéressantes. Cet endroit qu'elle avait longtemps rêvé de loin, maintenant qu'elle s'y trouvait, lui faisait une singulière impression : le temps semblait s'y écouler à un rythme différent, la lumière, la densité même de l'air y étaient autres, prenaient une autre saveur, que dans le monde où elle avait toujours vécu. Hakone lui faisait l'effet d'exister sur un autre plan que son univers quotidien, les minutes y étaient plus riches de sens et de sensations. Était-ce l'influence des vapeurs émanant des sources voisines, le fait d'être plus proche que jamais du Palais suspendu, même si on ne le voyait pas encore, ou simplement l'idée d'être enfin à sa place, de toucher au but de toute une vie ? Elle se sentait ici plus vivante, prête à tout, ou plutôt il lui semblait habiter sa propre vie de manière plus intense. Le concours et son atmosphère effervescente formaient comme un autre pays, presque un autre monde, en prise directe avec le cœur battant de l'Empire et de l'existences même.

Non, il ne fallait pas se laisser berner par ce cadre enchanteur et cette illusion d'avoir accompli quelque chose, se ressaisit-elle : le plus dur était à venir, rien n'avait encore véritablement commencé. Il aurait été bien agréable de rester pour toujours dans cette chambre douillette, sans plus songer à jardiner, mais ce lieu n'était pas le point d'arrivée, ce n'était qu'un couloir, un point de passage, l'antichambre du vrai voyage. Elle n'était pas de ces voyageurs qui s'attardent dans les auberges en oubliant que le but du voyage n'est pas l'auberge... Elle s'efforça si bien de ne pas s'attarder qu'elle se réveilla tout juste à temps pour le dîner.

Les effluves du festin préparé pour les candidats embaumaient toutes les ruelles de la station thermale. Elle sortit et se laissa guider par les senteurs d'épices, parmi lesquelles elle pensait reconnaître tour à tour toutes celles qui lui étaient familières, ainsi qu'en déceler d'autres dont elle ignorait l'existence. On pouvait pratiquement trouver le réfectoire en suivant le fumet à mesure qu'il s'intensifiait.

Les tables étaient réparties sur plusieurs grandes salles contiguës, tant les convives étaient nombreux. Elle s'ingénia en vain à repérer des visages croisés dans la file d'attente, tandis qu'elle prenait place, au hasard : il y en avait tant ! Des centaines ! Bientôt le brouhaha de ces innombrables voix d'hommes emplit l'espace, sonore, écrasant. Beaucoup semblaient se connaître, ou du moins lier conversation avec aisance, comme entre membres estimés d'une même corporation. Elle ne connaissait personne. Aucun d'entre eux ne lui adressait la parole. Elle assistait à cette fête comme un fantôme assis au banquet des vivants. À leurs yeux, elle ne faisait pas partie de la profession. De toute façon, elle ne savait pas quoi leur dire. Elle résolut de les écouter pour en apprendre un peu plus, si possible, sur ce qui les attendait. Les plats commençaient à défiler.

« Il paraît que l'Empereur en personne surveillera de très près les épreuves ! Il y a même des chances qu'il se montre...

— C'est un malin, l'Empereur, il sait surveiller sans se montrer ! J'ai entendu dire qu'il était déjà parmi nous, déguisé en garde ou en jardinier, pour se faire une idée. C'est un maître du déguisement, oui, mais il y a un moyen de le reconnaître !

— Ah oui ? Lequel ?

— Il est incapable de s'agenouiller. L'Empereur est toujours debout, même pour dormir. S'il est vêtu en jardinier, quand tous poseront le genou en terre pour travailler, guettez celui qui restera droit !

— Et comment va-t-il se faire une idée de nous ? En nous regardant travailler ?

— En nous écoutant parler, par exemple. Dès ce soir, s'il est à table avec nous, il saura qui parle de lui, en bien et en mal...

— N'en disons que du bien alors ! Vive l'Empire, vive l'Empereur !

— Oui, peut-être choisira-t-il celui qui fera le mieux son éloge, celui qui formera les plus beaux discours...

— Ou peut-être choisira-t-il plutôt le plus honnête, celui qui osera lui dire la vérité ? » intervint Sakura.

Un silence tomba sur la table. Tous se tournèrent vers la source de cette voix fluette qui interrompait la discussion comme une fausse note, un concert. L'un d'entre eux se mit à rire, puis, peu à peu, les autres se joignirent à lui.

« En tout cas, une chose est sûre, ma petite, lança un convive hilare, l'Empereur, s'il se cache parmi nous, ce n'est pas toi ! »

Impossible de discuter avec ces rustres. Elle s'apprêtait à retourner à son repas et à sa posture d'écoute passive quand une autre voix s'éleva, sans rire cette fois :

« L'honnêteté est aussi utile au jardinier que la châtaigne au cerisier. »

Les regards se tournèrent vers un jeune homme au visage anguleux, dont la longue chevelure noire plongeait derrière les épaules. Son allure juvénile frappa Sakura, qui n'avait vu jusqu'ici à Hakone que des hommes passablement plus âgés qu'elle. 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now