LE JARDIN DES VENTS

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Lorsque le temps le permettait, la grand-mère de Sakura l'emmenait se promener dans les dunes qui bordaient le rivage. Vues de loin, elles n'évoquaient guère qu'un désert aux couleurs indistinctes, quelque part entre ambre pâle et blanc cassé, d'où toute végétation semblait bannie. Ce n'est qu'une fois près d'elles que l'on pouvait discerner les épis clairsemés des oyats et les quelques buissons épars qui s'accrochaient à leurs flancs livides. Il n'y avait pas de chemin dans les dunes : une fois entrées, elles se laissaient porter par les ellipses et les dénivelés, montaient sur les crêtes et dévalaient les pentes sans savoir où elles se dirigeraient l'instant d'après.

« Tu vois, Sakura, lui disait-elle, la nature trouve toujours un moyen. Elle aménage ses propres jardins, même dans les endroits les plus arides en apparence. Elle trouve des plantes à faire pousser sur le sable. La mousse et les champignons poussent même sur la pierre. »

Elles marchaient longtemps, discutant de tout et de rien. Sakura s'avançait dans l'ombre de ces colosses immobiles avec une sorte de respect superstitieux, comme si elle devait se faufiler entre les corps titanesques de terribles déesses endormies. Les nuages montueux formaient au ciel des dunes à l'envers. « Quel genre de plantes peuvent bien pousser là-haut ? » se demandait-elle du haut de ses huit ans.

C'était un labyrinthe où l'on ne craignait pas de se perdre, le grondement de la mer toujours proche servant de repère. On aurait cru pouvoir s'engloutir sans retour dans cet enchevêtrement de promontoires et de vallées sans itinéraires visibles, et pourtant il suffisait d'enjamber deux ou trois collines en direction du bruit du ressac pour retrouver la plage. Elle aimait l'idée de se trouver à la frontière entre deux royaumes : être dans un monde, avec la perspective de pouvoir s'y absorber, tout en restant suffisamment proche du monde voisin pour entendre le roulement de ses vagues, sentir sa brise sur son visage, et pouvoir y retourner quand bon lui semblerait. Elle ignorait que, plus tard dans la vie, elle aurait affaire à d'autres labyrinthes dont il ne serait pas si aisé de sortir, à d'autres frontières bien plus redoutables à franchir.

Par endroits, au creux d'une de ces vagues figées, poussait un frêle buisson d'aubépine. Elles en cueillaient quelques feuilles qu'elles portaient à leurs lèvres. Sa grand-mère lui avait appris qu'elles étaient comestibles, et consommées en période de famine. « Même dans les paysages les plus secs, expliquait-elle, dans les moments les plus vides, on peut trouver de quoi se nourrir. Il faut seulement être prête à s'adapter à cette nouvelle nourriture. Si les plantes peuvent le faire, pourquoi pas nous ? » Sakura acquiesçait devant cette sagesse ancestrale, sans oser ajouter que le goût laissait à désirer.

Parfois, elles s'attardaient au sommet d'une dune surplombant la plage, et tandis qu'elles regardaient la mer, où Sakura s'efforçait d'apercevoir le petit bateau de pêche à bord duquel travaillait son père, sa grand-mère semblait sonder l'horizon à la recherche de quelque chose de plus lointain.

« Les dunes, c'est comme les montagnes ? lui avait-elle demandé un jour.

— Oui et non. Elles ressemblent aux montagnes, mais elles bougent, même si on ne le voit pas. Elles sont le jardin des vents. Ce sont eux qui les poussent, les sculptent. Elles ne cessent de se déplacer, comme un jardin qui paraît identique mais n'est jamais le même d'une saison à l'autre. Si nous revenons l'été prochain, les chemins que nous avons empruntés aujourd'hui auront disparu, d'autres auront pris leur place, tracés par le vent.

— Comme s'ils n'avaient jamais existé ?

— Oui, avait répondu sa grand-mère après un bref silence. Je suppose que quelque part en lui, le sable garde la mémoire des anciens chemins, et des traces de pas de ceux qui les ont suivis. Mais tu vois, la nature n'a pas besoin de jardiniers : elle sait très bien se façonner ses propres jardins, bien plus beaux que les nôtres, et qui ne nous doivent rien. Qu'il y ait ou non des chemins pour nous dans ces jardins, ce n'est pas son affaire. »

De leurs excursions, elles rapportaient quelques poignées de sable et des coquillages qui venaient agrémenter le jardin sec, où Sakura les disposait avec soin comme autant de joyaux issus d'un autre monde. Mais à voir l'expression distraite et mélancolique de sa grand-mère à leur retour, elle sentait confusément qu'elles étaient revenues sans quelque chose de beaucoup plus important, qu'elles n'avaient pas trouvé. 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now