EMPÊCHER LE VIDE

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Comme chaque fois qu'elle passe l'après-midi chez sa grand-mère, elle cherche des mots pour se décrire ce qu'elle éprouve au moment où elle entre dans le jardin : un ensemble de sensations à la fois intenses et familières, toutes intimement liées les unes aux autres, l'odeur de l'herbe répondant à la forme des nuages, la danse saccadée d'un papillon animant de ses reflets irisés les gouttelettes immobiles suspendues aux feuilles après l'averse, une cohérence du lieu, du moment et des sens qui lui semble aussi évidente et naturelle que l'air qu'elle respire, et dont elle ignore encore qu'elle ne durera pas toujours. Plus tard, quand elle aura grandi, elle n'en retrouvera que des bribes éparses et occasionnelles : la nuance particulière d'un feuillage, le parfum tout personnel d'une fleur, un certain bruissement du vent dans les frondaisons la renverront le temps d'un souvenir ténu vers ces après-midis dorées, ancrant toujours un peu plus en elle l'idée à demi inconsciente que le monde n'est qu'un vaste espace dans lequel ont été dispersés les fragments de ce jardin primordial, pour qu'elle les y retrouve par hasard, lors d'apparitions fugaces, comme des éclairs dans la nuit.

Tout en suivant sa grand-mère dans les différentes sections pour l'aider dans ses menues tâches, elle l'assaille de questions :

« Pourquoi ces fleurs sont toutes les mêmes ? demande-t-elle devant un parterre de cosmos.

— C'est une illusion, ma chérie. Aucune fleur n'est exactement pareille que les autres. Même si elles se ressemblent, chacune est en réalité unique, comme les feuilles des arbres, ou les nuages. Ce sont nos yeux qui ne savent pas voir les différences. Ou peut-être est-ce la terre qui nous les fait voir identiques pour ne pas trop nous inquiéter, parce qu'elle sait que nous ne sommes pas en mesure de comprendre son infinie diversité. Tiens, regarde-les de plus près. Tu vois quelque chose ?

— Il y en a une qui est un peu plus haute que les autres, là, on dirait.

— Bien observé. Pour une différence que l'on voit, il y en a mille qui nous échappent. »

« C'est toi qui as fait tout ça ? demande-t-elle un autre jour, émerveillée par le festival de couleurs.

— Non, tout ça vient de la terre. Je n'ai fait que des suggestions.

— Mais c'est toi qui as choisi les fleurs, et tu les fais pousser où tu veux, alors c'est toi qui contrôles la terre, non ?

— On ne contrôle rien, on ne peut qu'accompagner. On aura beau essayer de forcer, rien de ce que la terre n'accepte ne poussera. Et ce qui pousse n'est jamais exactement ce que l'on a imaginé ou attendu : une fleur de plus ou de moins, la couleur des pétales pas tout à fait la même qu'au printemps dernier. Quand on plante un arbre, on ne décide pas à l'avance du nombre de ses branches ou de ses feuilles. On peut tout juste déterminer où placer les plants et les pierres, mais là s'arrête notre règne. Ceux qui prétendent pouvoir faire plus sont des menteurs, ou ne connaissent pas la terre. »

Un autre jour encore, tandis qu'elle joue avec les galets blancs qui entourent la vasque :

« Pourquoi il n'y a pas de fleurs, ici ?

— Ce coin-là, c'est le jardin sec. Il est fait de pierres et de sable. C'est le jardin qui ne change pas, celui qui reste le même pendant que tout autour de lui se transforme, disparaît et se renouvelle au fil des saisons.

— Alors il y a deux jardins ?

— Oui, le jardin fixe et le jardin changeant. C'est comme dans la nature, tu vois : il y a un équilibre entre les éléments permanents, comme les pierres, et ceux qui sont sujets au changement, comme les plantes. Le monde n'est fait que de deux choses : ce qui passe et ce qui reste.

— Comme les montagnes ? demande-t-elle en montrant la vasque.

— Oui. Cette vasque représente le mont Fuji, où ton grand-père et moi sommes allés plusieurs fois en voyage. Les voyages sont finis, le temps a passé, mais le souvenir reste. Et même ce qui semble rester n'est stable qu'en apparence. Les pierres aussi changent, mais infiniment moins vite, à tel point que nous ne le voyons pas. Cette vasque, par exemple, est sculptée dans une pierre que ton grand-père a trouvée dans les ruines d'un pont effondré. Ça s'appelle mitate-mono : le fait de voir les choses une nouvelle fois. On peut leur donner un second souffle en les réutilisant d'une autre manière. Les pierres aussi peuvent avoir plusieurs vies. La pierre n'est pas simple matière morte. Elle a aussi du sens.

— Tout a un sens dans ton jardin, grand-mère ?

— Sauf si j'ai oublié quelque chose...

— Et ces fleurs-là, quel est leur sens, alors ?

— Ce sont des glycines. C'étaient les fleurs préférées de ton grand-père, c'est pourquoi j'en plante tous les ans de ce côté.

— Est-ce que c'est un peu une façon de faire qu'il soit encore là ? »

Une ombre invisible pour Sakura passe sur le visage de la vieille femme, qui semble soudain faire son âge.

« Non, rien ni personne ne peut faire ça. C'est juste une façon de continuer son histoire, notre histoire. Tant que quelqu'un voit ces fleurs et se souvient qu'il les aimait, elles ont un sens. Elles disent que même s'il n'est plus là, il n'a pas encore complètement disparu. »

Sakura fait une grimace.

« Oui, je sais, ce sens est maigre et insuffisant, mais c'est tout ce que nous avons pour défendre notre jardin contre le chaos et l'oubli. Une plante ou un jardin ne peuvent ramener ce qui est perdu, ni le remplacer. Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est proposer quelque chose de vivant, de présent, aujourd'hui, pour atténuer un peu la perte, compenser ce qui n'est plus là et empêcher le vide. Une vie nouvelle est le plus bel hommage que l'on puisse rendre à une vie éteinte. »

Longtemps après, Sakura continuera d'éprouver en repensant à ces mots un obscur sentiment de révolte, comme si sa grand-mère s'était trompée quelque part : jamais elle ne pourra accepter ce déséquilibre fondamental, cette injustice profonde, mais jamais elle ne trouvera de meilleure définition de ce que peut être un jardin. 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now