LES GALETS BLANCS

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« Ce matin, nous allons commencer ta formation, dit Maître Takagi en sortant de la maison. Suis-moi. »

Taishiro l'accompagna dans ce fameux jardin privatif, invisible depuis l'extérieur de la propriété, dont il attendait tant de choses. Il ne fut pas déçu : bien que peu étendu, le terrain impeccablement agencé regorgeait d'espèces rares, certaines censées être impossibles à faire pousser en cette saison et en cette région, d'autres si exotiques qu'il n'avait jamais eu et ne pensait jamais avoir l'occasion de les contempler, d'autres encore réputées disparues depuis des générations, d'autres enfin dont il ignorait jusqu'au nom. Oui, l'œuvre était bien à la hauteur de sa réputation : il y avait là le possible, l'impossible, et encore un petit quelque chose de plus. Il avait au moins l'assurance d'avoir frappé à la bonne porte.

Ils passèrent sans s'arrêter devant mille et une merveilles qu'il aurait voulu pouvoir étudier tout à loisir, une à la fois, mais il se dit que ce n'était après tout que le premier jour. Il aurait bien le temps de le faire plus tard.

Le maître l'amena au bout d'une allée où l'attendait un jardin sec composé de sable, de poteries et de petits galets blancs.

« Aujourd'hui, tu vas compter le nombre de pierres qui se trouvent dans ce jardin. Il y en a des milliers, mais je connais leur nombre exact. Quand tu auras terminé, il faudra me le donner. Prends garde, il peut y avoir des galets enfouis dans le sable. Prends le temps de bien chercher. Bon courage.

Takagi tourna les talons et s'en fut. Taishiro en resta sans voix. Était-il sérieux ? Ne lui avait-il fait subir cette absurde épreuve de sélection que pour s'amuser à lui confier des tâches ingrates et sans intérêt ? Ce vieux madré se jouait de lui. Déjà, il commençait à douter d'apprendre de lui autant qu'il l'avait espéré. De toute évidence, à en voir son jardin, l'homme était doué de facultés hors du commun, mais peut-être cherchait-il moins un disciple véritable qu'un larbin aux dépens duquel se distraire. Les plus grands artistes, il l'avait appris à leur contact, étaient souvent des êtres humains méprisables. Il fallait néanmoins souffrir cette humiliation, ainsi que celles qui ne manqueraient pas de suivre, car il ne pouvait pas rentrer chez son père sans avoir parfait son éducation professionnelle. Même si Takagi ne l'avait accepté que pour se moquer de lui et ne comptait rien lui enseigner de pertinent, il aurait au moins l'occasion d'être à ses côtés et de le voir à l'œuvre au quotidien. Les secrets que le vieil excentrique ne voudrait pas lui révéler, Taishiro les lui volerait.

Il n'y avait qu'une seule façon de procéder : déplacer les galets un à un pour s'assurer de n'en oublier aucun. Il faudrait ensuite tous les remettre en place, mais c'était le prix à payer. Il traça une ligne dans le sable et commença par fouiller des mains la fine poudre pour y trouver les éventuels galets cachés. Il en exhuma trois, presque certain que Maître Takagi les y avait enfouis à dessein pour vérifier s'il s'acquitterait bien de sa mission, car il était clairement trop méticuleux pour laisser un tel signe de désordre, même minime, s'installer dans son jardin. Puis il se mit à ramasser les galets par poignées entières pour les déposer, avec méthode, de l'autre côté de la ligne. Certains étaient vraiment minuscules. Il les aligna par rangées de dix. À chaque groupe de cinquante, il traçait le nombre atteint dans le sable pour ne pas perdre le compte. La matinée s'écoula au rythme des pierres qui passaient d'un bord à l'autre, avec une lenteur et une monotonie infinies. Vers midi, Maître Takagi vint lui apporter un repas frugal, sans lui poser de questions. Qu'aurait-il bien pu dire, de toute façon ?

La journée fut longue et frustrante. À plusieurs reprises, les doigts et l'esprit engourdis par l'interminable répétition, il faillit perdre le fil et voir tout son ouvrage réduit à néant. Une fois, même, il piétina par inadvertance le nombre gravé dans le sable et l'effaça, s'empressant aussitôt de le réécrire avant de l'oublier, et décidant de l'écrire désormais en deux exemplaires, dont l'un à quelque distance, pour pouvoir s'y reporter s'il brouillait à nouveau l'autre par accident. Le soir tombait déjà quand il parvint enfin au bout de son supplice. Il n'avait fait que compter, sans avoir le temps de remettre les galets en place. Éreinté, il s'assit dans le sable et regarda ses mains. Les doigts étaient parcourus de soubresauts qu'il ne pouvait arrêter qu'en serrant les poings de toutes ses forces. C'est dans cet état que Maître Takagi le trouva.

« Il y en a quatre mille six cent quatre-vingt-neuf, maugréa Taishiro en levant les yeux vers lui.

— Vraiment ? Es-tu bien certain qu'il ne reste aucun caché sous le sable ?

— Il y en avait trois.

— En plus ?

— Non, ils sont inclus dans le total. »

Le vieux maître contempla le tas de pierres d'un œil sibyllin.

« Tu as bien travaillé, tu peux te reposer. Tu les remettras en place demain. »

Cette nuit-là, Taishiro se réveilla plusieurs fois en sursaut pour découvrir ses mains en train d'égrener des cailloux invisibles, et quand il se rendormait, ses rêves n'étaient qu'erreurs de calcul et galets d'ivoire.

Le lendemain, de retour au jardin sec, comme il se réjouissait d'avoir devant lui une tâche plus simple et plus rapide à exécuter que la veille, Maître Takagi lui dit : « Ne te contente pas de les ranger. Il faut que tu les comptes aujourd'hui encore, que tu t'assures qu'il y aura bien le même nombre qu'hier. Je reviendrai quand tu auras fini. »

Encore fourbu de son effort inhumain et de sa nuit hantée, Taishiro réprima une insulte. Ce vieux fou ! Le plus grave était que l'on ne pouvait savoir s'il se livrait à cette grotesque mise en scène pour son seul amusement, ou s'il pensait réellement délivrer par là un quelconque enseignement de valeur. Il était bien sûr hors de question de se soumettre à un exercice aussi dénué de sens : reconstituer le jardin sec désossé le jour précédent représentait déjà en soi une entreprise assez fastidieuse, il n'allait pas en outre s'évertuer à tout recompter. Il s'attela à l'ouvrage, faisant semblant de compter, au cas où le maître serait tapi dans quelque recoin à l'observer, et prenant soin de laisser traîner les choses pour ne pas avoir l'air de finir trop vite.

Le travail fut achevé un peu plus tôt que la veille, mais pas trop, au prix d'un effort beaucoup plus mesuré. La journée avait malgré tout été si assommante qu'il n'eut pas besoin de feindre la lassitude quand le maître fit son retour, les bras croisés derrière le dos.

« Alors, tu as bien recompté ?

— Oui, Maître, comme hier, il y en a bien quatre mille six cent quatre-vingt-neuf.

— Tu en es bien certain ?

— Oui », rétorqua Taishiro de sa voix la plus assurée.

Sans sourire, Maître Takagi ramena alors son poing droit devant lui. Avant même de l'avoir vu s'ouvrir, Taishiro avait deviné ce qu'il contenait.

« Ce sont les trois galets qui étaient cachés dans le sable hier. Je les ai pris tôt ce matin, avant ton arrivée. Quelque chose en toi se doutait que je l'avais fait, n'est-ce pas ? Je le lis dans tes yeux. Tu savais qu'il y avait une chance que j'aie fait cela. Pourtant, tu n'as pas pris la peine de recompter vraiment. Tu as préféré faire un pari. Ce métier n'est pas une affaire de hasard. Un jardinier doit être entièrement maître de son jardin, le connaître par cœur, jusque dans les moindres détails, à tout moment. Ce sont les jardiniers médiocres qui ignorent le nombre de pierres dans leur jardin sec, le nombre de feuilles sur leurs arbres. Rien de ce qui se passe dans ton jardin ne doit t'échapper. Regarde cet érable : il compte vingt-sept mille sept cent quarante-six feuilles. Ce chêne, trente mille cent deux. Ce vieux saule, trente-cinq mille sept cent huit. Tu n'es pas obligé de me croire, tu pourras les compter demain. Ou tu peux faire un pari, si tu juges cela plus commode. »

Taishiro gardait les yeux rivés au sol, écrasé. Le maître sourit.

« Tu es un bon menteur, en tout cas. Ce n'est pas une compétence inutile pour devenir un bon jardinier. »

Les jours suivants, il ne tricha plus. Il compta et recompta les galets, un par un, jusqu'au dernier, puis les feuilles des arbres, puis les feuilles d'herbe. Chaque jour, il trouva le nombre exact. Il continua pendant des mois, jusqu'à connaître par cœur l'ensemble du jardin de Maître Takagi, dans ses plus infimes parcelles. Il s'aperçut alors un matin, en entrant dans le jardin, qu'il était en mesure de remarquer, d'un simple coup d'œil, si un galet avait été déplacé, si une fleur avait perdu un pétale, ou un arbre une feuille pendant la nuit. Et il se dit alors, pour la première fois, que ce vieux fou, finalement, n'était peut-être pas aussi fou qu'il en avait l'air. 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUOù les histoires vivent. Découvrez maintenant