LE VOYAGE (partie 1)

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« Alors, tu vas y aller ? demanda Haru, son petit frère, au dîner.

— Bien sûr, qu'est-ce que tu crois ? Je ne peux pas passer toute ma vie ici à tailler les trois buissons des voisins.

— Mais ça fait des années que le grand Jardinier impérial est mort. Pourquoi l'Empereur a-t-il décidé de lui chercher un remplaçant maintenant ?

— Ça, on n'en sait rien, répondit leur mère, mais ce concours est une chance pour Sakura de se faire connaître. Le seul fait de participer portera son nom dans d'autres villes, d'autres provinces.

— Il y aura certainement tous les jardiniers de l'Empire, reprit Haru, et aussi tous les grands maîtres. Ça ne va pas être facile.

— Je ne sais pas si je peux gagner, dit Sakura, mais je dois essayer. Et même si je perds, j'apprendrai des choses en regardant travailler les grands maîtres. Et puis, nous serons accueillis et hébergés dans la station thermale d'Hakone, ce qui ne gâte rien.

— Ah, c'est ça qui t'a décidée, hein, avoue ! s'esclaffa leur père. Depuis le temps que tu rêvais d'un petit séjour dans un onsen !

— C'est vrai que ça manque par chez nous. Au moins, j'aurai profité de ça !

— Et moi, je peux venir à Hakone aussi ? tenta Haru, à tout hasard.

— Non, décréta leur mère. Le voyage sera bien trop long, et peut-être dangereux. Il y a plusieurs jours de marche. C'est une affaire d'adultes. Ton père accompagnera Sakura.

— On se joindra à un groupe de pèlerins sur la route, dit leur père. Pour les longs intervalles entre les villes, c'est plus prudent. Les bandits ne les attaquent jamais, soit par superstition, soit parce qu'ils savent que ces voyageurs-là ne possèdent rien qui soit digne d'être volé. Je connais les points par lesquels ils passent dans la région. On les trouvera facilement.

— Et si tu es refusée au concours parce que tu es une fille ? demanda encore Haru.

— Alors, au moins, j'aurai fait un beau voyage et je pourrai te le raconter. »

Les quelques semaines qui précédèrent le grand départ défilèrent comme un rêve étrange. Sakura les passa à s'occuper des quelques jardins avoisinants dont elle avait la charge, à préparer les vêtements et les outils qu'elle comptait emporter (on ne savait même pas combien de temps devait durer le concours) et à arpenter les rues du village qu'elle allait bientôt quitter. Sur tous ces paysages familiers et quotidiens s'était déjà déposée une patine de distance, comme si tout ce qu'elle voyait là appartenait déjà, d'une certaine manière, au domaine du révolu. C'était une impression un peu absurde, car après tout, son voyage risquait de ne pas être bien long : si elle était éliminée dès les premières étapes, elle serait de retour quelques jours plus tard. L'essentiel n'était pas la longueur du voyage ni la distance parcourue, mais sa portée : c'était la première fois qu'elle quittait le village, et l'appel auquel elle répondait était sans doute le plus important de toute son existence. Même si son absence était de courte durée, à son retour elle ne verrait plus ces visages, ces toits et ces arbres de la même façon. Celle qui reviendrait ne serait plus celle qui était partie.

À quoi ressemblerait le concours ? Quels grands maîtres serait-elle amenée à rencontrer ? Quelles épreuves les attendaient ? Allait-on enfin revoir l'Empereur, que personne n'avait entrevu depuis des lustres ? Les questions s'amoncelaient, flottant entre ses yeux et ce qu'ils voyaient. Le Palais suspendu, qu'elle n'avait jamais envisagé que comme un mirage lointain, voire un mythe, projetait tout à coup sur son décor et sa vie une ombre immense qui en changeait à jamais les couleurs.

Le Jardinier impérial était celui à qui l'Empereur avait jadis confié la création des Sept Jardins. Il en était l'architecte, ainsi que le régisseur, et si l'Empereur n'avait pas cherché à le remplacer à sa mort, c'était de toute évidence parce qu'il ne jugeait personne en mesure de lui succéder. Dans l'Empire tout entier, sa réputation était celle d'un demi-dieu, à qui tous les jardiniers rêvaient de ressembler un tant soit peu, tout en étant conscients qu'ils ne lui arriveraient jamais à la cheville. Il avait bâti et administré une œuvre si prodigieuse que sa disparition avait à terme entraîné la fermeture pure et simple des Jardins. L'annonce de ce concours pouvait-elle signifier que l'Empereur songeait maintenant à les rouvrir ? Emportée par ces réflexions, Sakura s'aperçut soudain que ses pieds l'avaient conduite sur la route qu'elle devait bientôt prendre avec son père, le village déjà loin derrière elle.

La nuit qui précéda le départ, elle ne put trouver le sommeil. Les rares moments où elle parvenait à fermer l'œil engendraient des rêves tourmentés : un haut mur sans portes entourait le village de tous côtés pour l'empêcher de partir, la route d'Hakone se trouvait brusquement interrompue par un gouffre infranchissable, ou alors elle arrivait à destination, mais trop tard –le concours avait démarré sans elle. Un peu avant l'aube, elle rêva qu'elle marchait sur une route longeant une rivière, et que sur l'autre rive, sa grand-mère, qui lui avait tout appris sur le travail de la terre, la regardait passer en silence.

Aux aurores, toute la famille encore endormie, elle se glissa hors de la maison pour aller voir de quoi avait l'air ce matin capital et ce que son allure présageait. Un épais brouillard drapait toute la région. On ne voyait pas à dix pas. Elle descendit sur la plage, ramassa un galet oblong et le lança dans la mer. Il disparut dans la brume. Elle ne l'entendit pas tomber. Si elle avait espéré des augures, elle en était pour ses frais.

Après un rapide petit déjeuner, ils prirent la route. Afin de voyager léger, ils n'emportaient que le strict nécessaire : vêtements, outils et quelques vivres. Quand Sakura se retourna à la sortie de village pour lui jeter un dernier regard, il s'était déjà évanoui, englouti par la blancheur opaque. La route même semblait se matérialiser devant eux à mesure qu'ils avançaient pour s'effacer ensuite, comme si elle n'existait que le temps de leur passage, comme s'ils l'inventaient un pas après l'autre.

« Ne t'inquiète pas, lui dit son père, au prochain carrefour, nous trouverons un groupe avec lequel continuer notre chemin. »

Visuel : "River Mist", Miyamoto Shufu, 1984

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now