LE COUTEAU

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            Des coups dans la porte.

Sakura ne les entendit pas tout de suite : elle était embrumée dans un rêve confus où elle trouvait un enfant malicieux dans son jardin, occupé à saccager son travail, et elle le chassait à grands cris, avec une force et une violence qui ne lui ressemblaient pas et l'effrayaient un peu, pour apprendre ensuite que cet enfant qu'elle venait de chasser, c'était l'Empereur...

Les coups redoublaient. Réveillée en sursaut, elle se trouva un instant transportée en pensée dans l'auberge qui hantait ses nuits. Mais non. Elle était bien dans sa chambre, à Hakone, et quelqu'un tentait d'enfoncer sa porte. Des voix chuchotaient dans le couloir. Des voix d'hommes. Les tueurs de l'auberge ? Comment avaient-ils réussi à entrer dans la ville, si sévèrement gardée ? Pourquoi l'avaient-ils poursuivie jusqu'ici ? En catastrophe, elle se leva et chercha autour d'elle de quoi se défendre...

Trop tard. La porte avait cédé. Les hommes étaient déjà dans la chambre. Ils étaient quatre ou cinq, difficile à évaluer dans l'obscurité. Ils s'avançaient vers elle.

« Si tu cries, tu es morte, murmura le premier.

— J'ai un couteau », souffla-t-elle d'une voix si faible qu'elle se demanda si elle avait réellement parlé. Elle entendit des rires étouffés. Dans la pénombre, elle vit que l'un d'eux refermait la porte.

« Alors, ça va être intéressant », reprit l'autre d'un ton rogue en brandissant devant lui une lame sur laquelle elle vit glisser un bref reflet de lune. Elle n'eut pas le temps de répondre : des mains épaisses lui agrippèrent les bras, la taille ; l'une d'elles se refermait sur sa bouche. Celui qui avait parlé s'était faufilé derrière elle et l'écrasait tout contre lui, muselée. Elle sentit le froid du métal dessiner une ligne sur sa gorge.

« Alors, où est-il, ce couteau, petite terreur ? On va devoir te fouiller, je crois... »

Leurs mains commencèrent à ramper sous ses vêtements, à presser sa chair, à griffer sa peau. Elle tenta de se dégager, de repousser le couteau, mais ils étaient trop forts. Elle sentait sur elle leur souffle rauque, et comme une odeur de terre humide, oui, leurs mains sentaient la terre...

« Ça fait des semaines qu'il pleut comme sous la mer, là-dehors, des semaines qu'on ne peut rien faire ! Alors, cette nuit, on va s'amuser un peu, tu ne diras pas non, ma jolie ? Ne t'inquiète pas, tu n'es pas bien grasse, mais c'est l'Empereur qui les préfère bien en chair, pour moi ça fera tout à fait l'affaire ! »

Tandis que les autres contenaient leurs ricanements, elle reconnut soudain ces mots, cette voix : c'était l'homme qui s'était moquée d'elle dans la file d'attente, le jour de son arrivée ! Des jardiniers ! Ce n'étaient pas des assassins ni des voleurs, mais des jardiniers ! Furieuse, elle rejeta la tête en arrière de toutes ses forces et sentit son crâne heurter la bouche de son agresseur, qui laissa échapper un juron et relâcha son étreinte. Surpris, les autres s'immobilisèrent et elle parvint à se libérer en lançant des coups au hasard dans le noir, faisant mouche une fois sur deux. Elle se replia dans un recoin de la chambre et empoigna tous les objets qui se présentaient pour les projeter sur eux. Elle n'avait pas entendu tomber le couteau. Ils l'avaient toujours.

Dans un torrent d'insultes, celui qu'elle avait frappé en premier se rua sur elle. Elle vit l'ombre énorme charger et eut juste le temps de se plaquer au sol. Il trébucha sur elle et percuta le mur avec fracas. Lorsqu'elle voulut se relever, les mains des autres la saisirent à nouveau pour l'en empêcher. Elle continua à se débattre, en vain. L'autre s'était déjà relevé et s'approchait.

« Ça fera toujours une concurrente de moins... »

Comme elle sentait ses forces l'abandonner, des pas retentirent dans le couloir. Ils se figèrent. Dans l'embrasure de la porte mal refermée, une lumière grandissait, grandissait...

Brusquement ouverte, la porte laissa paraître un garde impérial en armes, derrière lequel se découpaient les silhouettes de plusieurs autres.

« Debout, chiens ! Sortez d'ici ! »

Les jardiniers se relevèrent, honteux et épouvantés. Cette fois, Sakura entendit tomber le couteau. Le garde s'écarta pour leur céder le passage et ils sortirent lentement, un à un, les yeux rivés au sol, dans la lueur blafarde des lanternes. Ils n'étaient que trois, finalement. Ils furent emmenés par la troupe en faction dehors. Elle se rendit compte qu'elle n'avait même pas pensé à crier.

« Vous n'avez rien ? lui demanda le garde en l'aidant à s'asseoir sur le lit.

— Non, ça va, merci... merci d'être venu m'aider.

— Nous sommes navrés de ce qui vous est arrivé. Heureusement, nous avons été avertis de ce qui se passait. Vous pouvez dormir tranquille, maintenant, ces hommes ne vous importuneront plus. Je vais faire garder votre porte toutes les nuits. Nous aurions dû le faire dès le commencement, veuillez nous pardonner. »

Une fois qu'il eut quitté la chambre, elle se recoucha, mais ne se rendormit pas. Ils avaient été avertis... mais par qui ?

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Le matin venu, avant de retourner aux Jardins, tous les candidats furent convoqués sous le grand chapiteau. Une fois rassemblés, ils virent apparaître l'émissaire de l'Empereur, qui fit amener devant eux les trois jardiniers fautifs. Ils s'agenouillèrent face à lui, tête baissée. Près d'eux, un peu en retrait, se tenaient des gardes armés. Certains portaient à la main des outils de jardinage. Après un moment de silence chargé d'appréhension pour toute l'assemblée, l'émissaire prit la parole :

« Toute tentative de nuire à un autre candidat entraînera votre élimination. Suite à vos actes de la nuit dernière, vous êtes tous les trois disqualifiés et devez quitter Hakone sur le champ. Si vous osez vous présenter à nouveau ici ou devant les Jardins en dépit de cet interdit, vous serez emprisonnés. Toutefois, en raison du caractère particulièrement déshonorant de votre conduite, qui porte atteinte à l'ensemble de la profession, en plus de cette exclusion votre habilitation à exercer ce métier est aujourd'hui révoquée à titre définitif. »

À ces mots, les gardes qui tenaient des outils les levèrent très haut et les brisèrent en les abattant sur leurs genoux, avant de les jeter au sol devant les trois bannis. Un frisson d'effroi parcourut l'assistance.

« Cette décision est sans appel. Vous allez maintenant être escortés jusqu'aux portes d'Hakone, où vous ne devrez plus jamais reparaître.

Ils se relevèrent, ramassèrent les débris et sortirent, accompagnés par les soldats. Fouillant du regard la foule tétanisée, Sakura remarqua au loin le visage de Taishiro, sur lequel semblait passer l'ombre d'un imperceptible sourire. D'un geste discret, elle palpa la fine lame cachée sous sa ceinture. Maintenant, elle avait vraiment un couteau.

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now