LE RÈGLEMENT

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Quand le soleil commença de poindre dans le ciel rose, les jardiniers étaient déjà en marche. Après une rapide collation matutinale, ils se dirigeaient en rangs serrés vers l'entrée des Sept Jardins, escortés par une colonne de gardes qui, par leur infériorité numérique, auraient pu passer aux yeux d'un ignorant pour un groupe d'éminents dignitaires qu'accompagnait et protégeait une imposante armée. C'était le grand jour : on allait enfin savoir en quoi consisterait le concours, et ce qu'il y avait derrière les portails monumentaux scellés depuis des lustres. Le suspens n'était plus à son comble, pourtant, de nombreuses théories plus ou moins vraisemblables ayant déjà copieusement circulé parmi les candidats et les plus convaincantes ayant déjà en partie étanché leur soif d'inconnu, mais une impérieuse curiosité demeurait. On étirait le cou pour chercher à apercevoir, au loin, par-dessus les hautes murailles d'enceinte, la silhouette aérienne du Palais suspendu. Sans succès. On ne voyait, au mieux, que la montagne au sommet de laquelle était réputé siéger le Jardin des Neiges éternelles.

« Les Jardins sont si vastes que l'on ne peut commencer à entrevoir le Palais qu'après y avoir marché plusieurs heures », disait l'un. « Le Palais se déplace sans cesse, comme la lune et le soleil, disait l'autre. Il doit maintenant se trouver de l'autre côté des Jardins, derrière la montagne. Nous le verrons plus tard, quand il se rapprochera. » Ce n'est qu'en arrivant à proximité des palissades qu'ils comprirent à quel point elles étaient colossales, et combien puissante avait été la volonté de rendre les Jardins impénétrables.

La porte à elle seule avait les proportions d'une façade de palais. Ils s'arrêtèrent devant elle, humblement conscients que l'épaisseur de son bois, le poids de ses ferronneries, la démesure de sa stature résisteraient à leurs assauts, dussent-ils la charger ensemble et de toutes leurs forces. Les multiples dragons, tengus et autres figures de guerriers farouches sculptés dans ses boiseries et forgés dans son métal étaient bien moins dissuasifs que ses dimensions d'outre-monde.

Une fois face à cette forteresse, on les laissa attendre, comme pour leur donner le temps de bien en appréhender la majesté. Comme la rumeur commençait à enfler, on vit l'émissaire s'avancer et gravir une estrade au pied du portique, drapée de sa longue robe moirée, flaque de nuit étoilée qui résistait au jour naissant. Juché sur son promontoire ceinturé de soldats, il ouvrit un long rouleau et commença à lire :

« Bienvenue. Nous sommes réunis aujourd'hui pour déterminer qui d'entre vous sera choisi pour devenir le prochain Jardinier impérial. Vous êtes au nombre de huit cents à concourir. Il n'y a qu'une seule place à pourvoir. Je vais maintenant vous énumérer les règles qui présideront à la bonne tenue des épreuves. Je vous demande toute votre attention. »

Huit cents... c'était plus encore que ce qu'avait imaginé Sakura.

« Aucune distinction de rang, de statut, de sexe ou d'âge ne sera faite entre les candidats. Vous êtes libres de vous présenter au concours quelles que soient vos origines, quelle que soit votre occupation. Il n'est même pas nécessaire d'exercer les fonctions de jardinier. Seul votre travail sera jugé. S'il y a parmi vous des imposteurs, leur incompétence aura tôt fait de les démasquer. »

De brefs regards s'échangèrent dans une foule où chacun, à peu de chose près, soupçonnait les autres d'imposture. On espérait un peu, même, que son voisin s'avèrerait moins expert qu'il ne le prétendait, ce qui augmenterait d'autant les chances de l'emporter contre lui.

« Le concours comportera sept épreuves, qui se dérouleront à l'intérieur des Sept Jardins. Pour chaque épreuve, des consignes précises vous seront énoncées. Tout manquement à ces consignes entraînera votre élimination. »

Sakura songea aux mots de Taishiro, dans le brouillard, la veille... ou était-ce ce matin ? Son pronostic sur la nature du concours se confirmait. Pouvait-il avoir raison sur d'autres points ?

« À l'issue de chaque épreuve, une note vous sera attribuée selon le travail que vous aurez accompli. Cette note déterminera votre passage à l'épreuve suivante. Toute absence à l'heure d'ouverture d'une épreuve entraînera votre élimination. »

Des regards obliques, plus discrets, fusèrent parmi les participants. S'il suffisait d'empêcher un concurrent d'arriver à l'heure le matin, la bataille risquait en fin de compte d'être moins rude que prévu.

« Pour chaque épreuve, les outils appropriés vous seront fournis à la demande, conformément à une liste officielle d'outils agréés par l'Empereur. Vous serez également autorisés à concourir avec vos propres instruments si vous le souhaitez, une fois qu'ils auront, été examinés et approuvés. Au-delà de ces termes, tout usage d'outils et de procédures extérieurs ou non homologués entraînera votre élimination. De même, toute tentative de vol d'outils, qu'il s'agisse de ceux de vos concurrents ou de ceux qui vous auront été confiés, entraînera votre élimination. »

Un murmure d'indignation parcourut les rangs. Pouvait-on vraiment leur prêter d'aussi viles intentions ? Qu'en était-il du code d'honneur des jardiniers ? Bien sûr, il n'en existait pas de version écrite, il s'agissait plutôt d'un ensemble de conventions tacites, informelles, assez libres d'interprétation certes, mais connues de tout praticien qui se respectait...

« Par extension, toute tentative de vol de matériel ou d'éléments appartenant aux Jardins vaudra élimination immédiate. Il en ira de même pour toute tentative de nuire à un autre candidat, de quelque manière que ce soit. À l'inverse, toute collusion entre candidats sera proscrite. Le concours est strictement individuel. Toute complicité avérée entre deux participants au détriment des autres entraînera leur élimination. »

Cette fois, les yeux restèrent braqués droit devant, évitant avec soin de se croiser, afin d'éviter tout soupçon de connivence avec le voisin.

« Les horaires quotidiens de début et de fin des épreuves devront être rigoureusement respectés. Toute tentative de demeurer dans les Jardins au-delà des heures prévues, ou de s'y cacher, entraînera votre élimination. »

Cette idée interpella de nombreux jardiniers : pourquoi vouloir se cacher dans les Jardins ? Pour prendre de l'avance sur le travail du lendemain, peut-être ? Ou pour saboter le travail des autres en leur absence ? Sakura se remémora de vieilles histoires selon lesquelles des visiteurs entrés dans les Jardins, au temps de leur splendeur, auraient choisi d'y vivre et n'en seraient jamais ressortis...

« À l'inverse, toute tentative de fuir les Jardins avant la fin d'une épreuve entraînera également votre élimination. »

À ces mots, l'étonnement des jardiniers fut manifeste : qu'y avait-il, dans les Jardins, qui pût leur donner envie de fuir ? N'était-ce pas là le cœur de leur profession ? Ce règlement n'avait de toute évidence pas été pleinement raisonné...

« Il est maintenant temps de déclarer ouverte la première épreuve. Nous allons procéder à l'enregistrement et à la distribution des outils, puis nous passerons dans le Grand Jardin où votre ouvrage débutera. Bon courage à tous. »

L'émissaire fit un signe du bras, sur lequel un groupe de gardes se mit à manœuvrer les pesantes mécaniques du portail. Dans un grincement qui sembla faire trembler les nuages, les énormes vantaux commencèrent à s'entrouvrir. Sakura et ses sept cent quatre-vingt-dix-neuf adversaires retinrent alors leur souffle, prêts à découvrir ce qui les attendait de l'autre côté.

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now