LE LOTUS ET LE VOLEUR

34 4 23
                                    

Les mois avaient passé. Obnubilé par son échec, Taishiro avait fini par surmonter sa colère et retourner au sommet de la montagne pour en rapporter un autre lotus arc-en-ciel, qu'il comptait bien, cette fois, ne pas quitter des yeux. Faire prospérer ce joyau de la nature était devenu son obsession. Il ne s'agissait plus seulement d'accumuler des connaissances, d'affiner des compétences et de se montrer bon régisseur : on était passé à une autre échelle de mesure, un degré de responsabilité plus élevé. Il fallait se prouver digne et capable de veiller sur la fleur la plus rare et fragile du monde – plus encore : la préserver des assauts de ce même monde, qui conspirait en permanence à sa destruction. C'était à n'en pas douter l'épreuve ultime qui déciderait de son sort, celle qui ferait la différence entre un jardinier d'exception et l'accession au rang de maître.

Le lotus était à présent là, planté dans la parcelle qui lui était consacrée. Le voyage dans la montagne avait été périlleux, mais pour Taishiro, le plus difficile venait de commencer. L'effort d'attention constante qu'exigeait l'entretien du lotus drainait son énergie comme aucune tâche antérieure ne l'avait fait. Toutes ses pensées accaparées, il ne pouvait plus quitter son poste : à la moindre défaillance, il en avait fait l'expérience, tout pouvait être fini. Il avait disposé un siège devant le parterre, où il se reposait quand il se sentait faiblir. Il avait refusé d'installer une couche, sachant que trop de confort entraînerait la somnolence. Dormir était désormais un luxe qu'il ne pouvait plus se permettre. Bien sûr, il fermait parfois les paupières quelques instants pour se revigorer, mais se reprenait aussitôt.

Voyant ses forces s'amenuiser de jour en jour, Maître Takagi lui apportait ses repas, l'épaulant comme il le pouvait. Un matin, il lui fit remarquer que, depuis qu'il avait engagé tous ses moyens dans cette entreprise, le reste du jardin laissait à désirer. Il y avait toujours beaucoup d'ouvrage, et il ne parvenait pas à tout faire seul. Taishiro, pris de remords, accepta de suspendre sa surveillance par brefs épisodes pour aller s'occuper des recoins négligés, ce qu'il faisait en toute hâte, songeant à chaque instant au précieux lotus livré à lui-même et à tout ce qui pouvait lui arriver durant sa courte absence. À chaque retour, lorsqu'il retrouvait l'objet de ses inquiétudes intact, un soupir de soulagement lui échappait. Il n'aurait pas toujours cette chance, il en avait conscience, aussi chaque lever, chaque coucher de soleil sur la fleur vivante et en bonne santé lui étaient une victoire et un sursis inespérés. Toutes ses autres préoccupations étaient devenues à ses yeux des distractions le détournant de son véritable but. Ainsi son attention perpétuellement divisée le menait-elle à manquer à tous ses devoirs, dans le seul espoir de ne pas faillir au plus impossible d'entre eux.

Maître Takagi se couchait tôt, après lui avoir servi un thé, et les nuits étaient longues. Au moindre bruissement de feuilles, il se dressait, aux aguets, prêt à en découdre avec le tanuki ou le renard qui aurait osé franchir le mur d'enceinte. Par moments, cédant à la fatigue inhumaine qui l'accablait, il laissait ses yeux se fermer et somnolait quelques instants sur son siège, sans même s'en apercevoir. C'est lors d'un de ces courts relâchements qu'il fut réveillé par un bruit de chute lourde.

Instantanément debout, il manqua de tomber en arrière, pris de vertige, mais il se ressaisit vite. Ce son, s'il ne l'avait pas rêvé, était beaucoup trop fort pour provenir d'un petit animal. Il se précipita vers la zone d'où semblait être venu le mouvement. Dans la pénombre, rien ne bougeait. Après avoir longuement inspecté les lieux, il perçut un souffle ténu au niveau du sol, près du mur. Une respiration. S'orientant au jugé, il se baissa et ses mains rencontrèrent un corps. Un homme, allongé dans l'herbe, inconscient.

À cet instant, des coups répétés furent frappés à la porte de la maison. Taishiro accourut, espérant éviter de rompre le sommeil du Maître, et ouvrit la porte sur trois soldats en armes, une lanterne à la main.

« Nous recherchons un fugitif. Un voleur. L'avez-vous vu ou entendu passer par ici ?

— Non. Qu'a-t-il volé ?

— Cela ne vous concerne pas. Nous devons entrer pour fouiller votre maison.

— Ce n'est pas la mienne, mais celle de Maître Takagi. Dois-je aller le réveiller ? »

Les trois hommes échangèrent des regards incertains. Telle était la puissance du nom du Maître.

« Non, non, ce n'est pas la peine. Nous retrouverons ce fuyard. Veuillez présenter nos excuses au Maître pour le dérangement. »

Ils s'éloignèrent dans la nuit. La stratégie de Taishiro avait fonctionné. Il retourna au jardin, où l'inconnu, toujours à terre, avait repris conscience.

« Merci, murmura-t-il. Vous auriez pu me livrer...

— Vous êtes blessé ?

— Ma cheville. Je me suis mal reçu en descendant du mur...

— Vous ne pouvez pas rester ici, coupa Taishiro, dont l'esprit revenait tout à coup au lotus, qu'il venait de délaisser bien longtemps. Il va falloir vous en aller.

— Je ne peux plus marcher... et les soldats... ils vont patrouiller dans les parages encore plusieurs jours à ma recherche...

— Fort bien, donnez-moi votre bras », maugréa Taishiro qui commençait à sentir l'angoisse d'avoir quitté son trésor lui tirailler l'estomac comme une faim sordide. Il aida l'estropié à se mettre debout en s'appuyant sur son épaule, puis ils traversèrent le jardin endormi jusqu'à la remise à outils.

« Qu'avez-vous volé ? demanda Taishiro tandis qu'il ouvrait la porte pour le faire entrer.

— Ce n'était pas pour moi, répondit l'autre.

— Vous pouvez rester ici le temps de vous remettre, reprit Taishiro en l'asseyant au fond de la remise. Je vais vous chercher de l'eau et je vous apporterai à manger. Mais vous ne devez jamais sortir de cette remise, sous aucun prétexte ! Si mon maître devait vous découvrir, je perdrais tout. Est-ce que vous comprenez ?

— Oui.

— Vous pouvez vous reposer ici quelques jours, le temps que votre blessure guérisse et que les soldats renoncent à vous trouver. Mais quand je vous le dirai, il faudra partir, d'accord ?

— C'est entendu.

— Bien. Je reviens tout de suite.

— Merci à vous, lui lança le voleur alors qu'il était sur le point de ressortir. Un jour, je vous en fais le serment, vous serez récompensé. »

Ne prêtant guère attention à ces mots, il se rua dehors, croyant aller chercher à boire pour le blessé, mais ses pas le menèrent immédiatement au lotus, par miracle toujours entier et bien en place. Mais pour combien de temps ? Ce repris de justice ne pouvait lui attirer que des ennuis, ce serait un nouveau fardeau, une diversion de plus qui l'entraverait dans sa seule mission d'importance, sans compter qu'il encourait les plus graves conséquences si sa présence était révélée. Alors pourquoi l'avait-il recueilli ? Il chercherait en lui la réponse pour le reste de ses jours. 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUOù les histoires vivent. Découvrez maintenant