L'ÉPREUVE

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« Ne me déçois pas, Taishiro. Maître Takagi n'a pas choisi de nouveau disciple depuis sept ans, et n'en choisira peut-être plus jamais. C'est probablement la seule chance que tu auras. Si tu échoues, ce n'est pas la peine de rentrer à la maison. As-tu bien compris ?

— Oui, papa. »

Il faisait encore nuit quand Taishiro avait pris la route, son sac d'outils sur l'épaule. Maître Takagi vivait assez loin de chez eux, il fallait prévoir plusieurs heures de marche. Depuis sa plus tendre enfance, il attendait, espérait et redoutait ce jour tout à la fois. Son père lui parlait de ce grand homme depuis qu'il était en âge de comprendre les mots. Modeste jardinier local, il était doué dans sa partie, mais n'avait jamais réussi à entrer au service d'un grand seigneur ou d'un vrai luminaire du métier, aussi ambitionnait-il pour son fils, dont les talents surpassaient de loin les siens, toutes les hautes conquêtes qui lui avaient été refusées. Taishiro savait que c'était peut-être la dernière fois qu'il voyait sa maison et son village. Il n'avait pas le droit à l'erreur.

Les légendes qui entouraient Maître Takagi se dressaient comme de hautes murailles l'accompagnant le long du chemin. Il était autrefois le jardinier des daimyos, celui à qui l'on confiait les plus grands chantiers, les projets les plus importants et les plus périlleux. Il avait eu jusqu'à cent assistants sous ses ordres. On disait qu'il avait été un temps pressenti pour le poste de Jardinier impérial, avant que l'Empereur ne lui préfère finalement son rival. On disait aussi que si le Jardinier impérial venait un jour à mourir, ce serait lui qui serait son successeur, s'il acceptait, ce qui n'était pas certain. Personne ne connaissait son âge exact. Après une longue et fructueuse carrière au service des puissants, il s'était depuis longtemps retiré dans sa propriété, où il ne se concentrait désormais plus que sur son jardin personnel. De temps à autre, il formait un apprenti, mais se montrait impitoyable dans la sélection et ne retenait souvent aucun des candidats, s'il ne les jugeait pas à la hauteur. Taishiro s'en allait à la rencontre de cet homme comme on part à l'assaut d'une montagne.

Quand il arriva en vue de sa demeure, aux aurores, il dut réprimer un léger mouvement de déception : le grand maître habitait une bâtisse d'apparence très modeste, dont le jardin, invisible depuis l'extérieur, ne pouvait être bien vaste. Devant la porte d'entrée attendaient déjà deux autres postulants. Il aurait fallu se lever plus tôt encore, songea-t-il : il y avait là des gens qui avaient pris l'affaire plus au sérieux que lui. Il se posta à quelque distance de ses concurrents et ils patientèrent tous trois en contemplant l'arrivée progressive du soleil, sans échanger un mot. Bientôt, un quatrième candidat se joignit à eux, et peu après, un dernier.

Une fois le jour levé, la porte s'ouvrit. Maître Takagi ne ressemblait pas à ce qu'il avait imaginé : pas de longue barbe blanche, ni de regard mystérieux, ni de crâne dégarni. On croyait avoir affaire à un homme d'âge mûr, sans plus, à la barbiche savamment entretenue et au cheveu lisse, quelque peu contrarié de trouver cinq mendiants sur son perron. Il s'avança vers eux, une main derrière le dos. Dans l'autre, il tenait cinq fleurs flétries, auxquelles manquaient plusieurs pétales. Des lotus blancs.

Sans mot dire, il en donna un à chacun. Après quelques échanges de regards interloqués, il prit la parole :

« Vous avez jusqu'à ce soir. Celui qui saura redonner vie à sa fleur et me la rapportera en parfait état avant la tombée de la nuit, celui-là sera mon prochain apprenti. Si vous n'y parvenez pas, ne prenez même pas la peine de vous présenter à nouveau devant moi. Bon courage à tous. »

La porte se referma sur les cinq jardiniers, livrés à l'énigme. La chose était clairement impossible : les lotus étaient déjà trop dégradés, en voie de décomposition, si bien que nul traitement ne pouvait plus les ressusciter. Ce que ce vieux fou leur demandait de faire n'était pas du jardinage, mais de la magie.

Chacun s'en alla de son côté, avec ses projets propres pour revigorer sa plante déracinée. Taishiro n'eut pas besoin de réfléchir : il savait que la fleur était condamnée. Il n'y avait qu'une seule manœuvre à tenter. Le maître verrait sans doute clair dans son jeu, mais il n'y avait pas d'alternative. Le temps pressait. Il se mit en quête de l'étang le plus proche, demandant son chemin aux passants. Il finit par l'atteindre aux environs de midi. Par chance, les lotus blancs y abondaient : il ôta ses vêtements et s'aventura dans l'eau froide, à la recherche du parfait substitut. Il examina des centaines de spécimens, comparant la taille des pétales, la longueur et la courbure de la tige, le parfum et la nuance exacte de blanc – ce dernier point étant le plus difficile à estimer avec justesse, car il fallait tenir compte non du teint légèrement jauni de son lotus déjà détérioré, mais de l'éclat qui avait dû être le sien au temps de sa splendeur. Au bord de l'étang passaient des colporteurs et des pèlerins qui s'arrêtaient quelques instants pour observer ce garçon fou qui marchait nu dans l'eau, se penchant sur tous les lotus blancs sans jamais en cueillir un seul.

La journée se dilua en vaines recherches, et le soleil se rapprochait déjà de la ligne d'horizon quand il dénicha enfin un sosie valide. Proportions, cambrure, couleur, texture, odeur : tout semblait concorder, sinon parfaitement, le moins imparfaitement possible. Le maître résidait loin, il n'y avait plus une seconde à perdre. Il jeta la fleur fanée dans l'eau et rebroussa chemin.

Il retraversa en trombe toutes les contrées visitées le matin à la recherche de l'étang et se présenta au crépuscule, hors d'haleine, devant la demeure de Maître Takagi. N'ayant rien mangé ni bu depuis la veille, il s'effondra dans l'herbe où il resta allongé assez longtemps, s'efforçant de reprendre son souffle. Il était seul. Les autres jardiniers n'étaient pas revenus.

Au moment où le jour s'apprêtait à basculer dans la nuit, le vieux maître fit son apparition. Il s'approcha de Taishiro, qui lui tendit le lotus blanc. Il l'inspecta longuement, avant de le jeter au sol.

« Tu as vraiment cru que tu allais me berner de cette façon, mon garçon ? Où as-tu pris cette fleur ? »

Taishiro ne répondit pas. Il n'y avait rien à répondre. Ils savaient tous deux que la mission confiée par le vieil excentrique n'était pas réalisable. En parler n'aurait rien changé. Il se contenta de soutenir le regard acéré qui le scrutait avec quelque chose d'indéfinissable, entre fureur contenue et curiosité amusée.

« Allez, entre ! », finit par dire le maître, sans sourire. Taishiro obéit. Il venait de passer l'épreuve.

« Sais-tu pourquoi je t'ai choisi ? demanda Maître Takagi au cours du dîner. Parce que tu es le seul à avoir compris le plus important. Tu as dû passer des heures à chercher ce lotus, partir très loin, fournir un travail considérable dans l'espoir de me satisfaire. C'est ce que j'attendais de toi. Ceux qui t'engageront à leur service pourront te demander l'impossible. L'essentiel n'est pas que tu sois en mesure de l'accomplir, mais que tu fasses tout ce qui est nécessaire pour qu'ils t'en croient capable. Très peu de personnes au monde auraient pu faire la différence entre la fleur que je t'ai donnée et celle que tu m'as rapportée. Tes clients n'en feront pas partie. Ils ne verront que ce qu'ils voudront voir. Ils voudront croire que dans leur jardin, tu auras réalisé l'impossible. Si tu es prêt à tout pour les aider à le croire, alors tu deviendras l'un des plus grands. Un jardin est une fiction, une histoire que son propriétaire veut raconter aux autres, et à lui-même. Tu seras celui à qui sera confiée la tâche de la raconter. »

C'est ainsi que Taishiro devint l'élève de Maître Takagi. 

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now