PLUS LONGTEMPS QUE LE CIEL

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            Depuis plus d'une semaine, il pleuvait à torrents. Retranchée sous la petite tente qui lui tenait maigrement lieu d'abri, perçant déjà de partout, Sakura contemplait l'étendue du désastre, affligée. Tout le terrain qu'elle était censée cultiver était noyé sous un déluge comme elle n'en avait encore jamais vu. La pluie s'était mise à tomber juste après le début de l'épreuve, pour ne plus cesser. Ni elle, ni aucun de ses concurrents n'avaient pu commencer le travail. Au moins, ils étaient à égalité. La terre gorgée d'eau se diluait en flaques qui se dilataient en mares, au fond desquelles un limon saumâtre engloutissait sans retour tout espoir d'ensemencer. À ce rythme, ce ne serait bientôt plus un concours de jardinage, mais un concours de pêche.

Les jardiniers ne décoléraient pas : était-ce pour ce naufrage qu'on les avait fait venir de si loin ? Pour rester assis, des jours entiers, les pieds trempés, à regarder s'embourber un paysage de plus en plus impraticable ? Quelle humiliation ! De là à penser que l'Empereur l'avait fait à dessein, il n'y avait qu'un pas léger, que certains n'hésitaient guère à franchir. Face à ce gaspillage monumental de leur temps et de leur talent, plusieurs réfléchissaient déjà plus ou moins ouvertement à repartir.

À leur arrivée, lorsque les portes du Grand Jardin avaient été ouvertes, le spectacle qui s'était offert à eux les avait médusés. Ce qui se cachait à l'intérieur des murailles n'était qu'un fatras informe, un salmigondis d'herbes folles proliférant en tout sens, plus hautes que des hommes, plus épaisses que la tourbe. Un autre mur derrière les murs. Un brouillard végétal.

On les avait menés sur des sentiers aménagés au préalable, aux allures de tranchées ouvertes entre les impénétrables vagues d'émeraude, pour attribuer à chacun une parcelle de terrain à remettre en état, délimitée par des ficelles tendues entre des piquets à peine visibles dans la verdure foisonnante. Chacun, une fois livré au lot qui lui était échu, pouvait se croire seul, tant la végétation luxuriante autour de lui l'isolait et lui masquait ses voisins. Les premiers outils qui leur avaient été fournis étaient de larges faux. Avant de pouvoir seulement songer à jardiner, il allait falloir défricher, élaguer, faire réapparaître le sol enseveli sous la montagne verte. Un travail d'agriculteur, de moissonneur, pas de jardinier.

À peine avaient-ils commencé à sabrer les broussailles que les nuages noirs s'étaient amoncelés sur l'horizon. Avant même d'avoir pu voir à quoi ressemblait leur petit lopin de terre, ils avaient dû battre en retraite vers les tentes que leur avaient dressées les gardes impériaux pour les protéger des excès du soleil comme des intempéries. Depuis lors, ils n'avaient pu qu'endurer le supplice.

Le soir, de retour à Hakone, au réfectoire, les invectives cinglaient : c'était un scandale, une honte, avoir mobilisé la fine fleur de la profession pour la fouler aux pieds de la sorte, pour qu'aucun d'eux ne puisse seulement avoir une chance de pratiquer son art, pour leur faire attraper la mort sous cette averse glaciale ! L'Empire leur devait plus, l'Empire leur devait mieux. Ils étaient venus en quête de faits d'armes et d'héroïsme, et n'avaient trouvé que de la boue.

« La patience est la vertu première de tout jardinier, rappelait l'un d'eux pour exhorter ses confrères à la résilience. Rien ne pousse en une nuit, à part les champignons.

– Des champignons ! C'est tout ce que nous ferons sortir de ces champs maudits !

‒ Aucune pluie n'est éternelle, il nous faut attendre. Il viendra un moment où nous pourrons faire nos preuves. L'Empereur ne choisira pas un homme qui se laisse décontenancer par le temps qu'il fait.

‒ Une chose est sûre : s'il est vraiment caché parmi nous, ce n'est qu'une fois le travail commencé que nous pourrons le percer à jour !

‒ Comment cela ?

‒ Il suffira de regarder ses mains quand il s'en servira. Elles ne seront pas rugueuses et calleuses comme les nôtres. Leur peau sera lisse comme celle d'un enfant, car il n'aura jamais touché les outils avec lesquels nous travaillons. Ses gestes seront mal assurés. Il fera semblant.

‒ Comment pourra-t-il nous juger, s'il ne sait pas en quoi consiste notre travail ?

‒ Il jugera nos résultats, et l'impression qu'ils lui feront. Regardez ce que feront vos mains, plutôt que les siennes. »

Sakura écoutait ces conversations durant lesquelles on ne lui demandait pas son avis, puis regagnait sa chambre où elle dormait d'un sommeil agité. Elle rêvait qu'elle se tenait dans un jardin familier, celui de sa grand-mère ou de Mme Kawaguchi, qu'elle entretenait avec soin, et qu'elle voyait se former au loin une sombre tornade qui allait tout ravager sur son passage.

Les semaines s'écoulèrent sans changement notable dans la couleur du ciel. Peu à peu, les premières défections se firent jour. Certains candidats, rendus par leur âge plus sensibles au froid et à l'humidité, durent déclarer forfait. C'était injuste, songeait Sakura : ces hommes, venus du fin fond de l'Empire et possédant de grandes compétences, en étaient réduits à se retirer sans avoir eu l'occasion de participer. Elle n'avait eu sur eux que l'avantage de sa jeunesse et de sa santé.

Elle n'avait guère eu le temps de déblayer son terrain avant le début de cette interminable ondée. Tout juste avait-elle réussi à dégager un petit pont rongé de lichen qui enjambait un mince ruisseau, ainsi que la statue d'un moine souriant, également recouverte de mousse verdâtre. Ce lieu était depuis si longtemps à l'abandon que la pierre et l'herbe s'y étaient fondues en une même couleur. Maintenant, le ruisseau s'était mué en étang, le pont et la statue en îlots, et le sourire bénin du bonze en rictus moqueur qui donnait à Sakura de furieuses envies de le gifler.

Transie de froid, trempée jusqu'aux os dans son refuge dont l'étanchéité avait rendu les armes, elle maudissait l'Empereur, ses Sept Jardins et le jour où la folie lui avait pris de s'aventurer jusqu'ici. Sa famille, ses amis, sa maison lui manquaient. Voilà pourquoi elle avait tout laissé derrière elle : un vaste marécage infect, un océan de fange dont rien de bon ne pourrait sortir. C'était pourtant une leçon qu'elle avait apprise chez sa grand-mère, là encore, quand elle devait rester cloîtrée à l'intérieur durant les tempêtes ou les longs mois d'hiver, réduite à regarder le jardin par la fenêtre. À le voir ainsi, radicalement inhabitable, hostile, détrempé de pluie ou recouvert d'une épaisse couche de neige, elle avait apprivoisé l'idée que le jardin n'était pas constamment à sa disposition, qu'il était soumis à des mouvements d'humeur, obéissait à ses lois propres, vivait d'une vie autonome à laquelle, en ces occasions, elle ne pouvait prendre part. Par beau temps, il la tolérait, mais dans ces moments d'âpre empoignade entre la terre et le ciel, il n'y avait nulle place pour elle. Rien d'autre à faire qu'attendre. Les tempêtes, les cycles, les saisons, tout finissait par passer. Un jour, elle pourrait retourner au jardin.

Oui, même si elle ressentait une très forte envie de rentrer chez elle, il fallait tenir bon. Il fallait durer plus longtemps que le ciel.

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now