LA NOUVELLE

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La nouvelle s'échappa un matin du Palais suspendu comme un ruisseau jaillit d'une fissure au flanc d'une montagne et commença de se répandre à travers l'Empire dans toutes les directions. Elle dévala les collines, serpenta au fil des rizières, enjamba les ponts, rattrapa et dépassa les voyageurs de commerce et les pèlerins sur leurs sentiers escarpés. Elle souffla sur les hameaux, les villages et les villes, murmura dans les temples et frémit dans les frondaisons. On l'entendit même résonner bientôt au-delà des océans.

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Dans son petit village côtier du Sud, Sakura mettait les dernières retouches au jardin des Kawaguchi, un chantier qui l'occupait depuis maintenant plusieurs mois. C'était sans conteste son plus beau projet, le plus ambitieux aussi, et à la satisfaction de le voir enfin prendre forme venait se mêler quelque étrange nostalgie anticipée, comme un regret par avance d'en avoir bientôt terminé. Il lui tardait de pouvoir enfin contempler son ouvrage achevé, et en même temps elle ne voulait pas vraiment le quitter. Elle aurait été heureuse de pouvoir continuer à y travailler toute sa vie.

Les Kawaguchi étaient la famille la plus fortunée de ce modeste bourg littoral, et certainement la seule à pouvoir s'offrir un jardin d'une telle qualité. Grâce au commerce textile prospère de M. Kawaguchi, ils habitaient la maison la plus vaste et avaient pu proposer à Sakura un salaire bien au-dessus de ses tarifs habituels pour cette entreprise de longue haleine. Elle avait eu carte blanche pour aménager à son gré le plus grand espace qui lui ait jamais été confié, une chance inespérée étant donnée la rareté des occasions dans la région. Elle avait bien essayé de démarcher aux alentours, mais partout la réponse était la même : le jardinage, d'envergure surtout, était une affaire d'homme, et puis elle était trop jeune, trop inexpérimentée. Impossible même de trouver une place comme apprentie ou assistante chez un jardiner professionnel. En dépit des ses dons évidents et de ses créations passées, on ne la prenait toujours pas au sérieux, et les seuls projets qui lui étaient proposés l'étaient par des voisins ou des connaissances bienveillantes de ses parents, qui la laissaient fouiller la terre et disposer les pierres à son aise, comme on laisse une grande enfant maladroite faire ce qu'elle aime, pour la consoler de ne pas trouver sa place en ce monde. « Pourquoi ne fais-tu pas autre chose ? », lui demandait-on sans cesse. En vérité, elle ne savait rien faire d'autre, du moins rien de pertinent pour gagner sa vie. Elle avait déjà essayé.

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La nouvelle courait le long des fleuves sans s'y noyer, entrait dans les auberges sans s'y coucher, se dispersait sur les marchés sans rien y vendre ni acheter. Parfois elle s'arrêtait un instant, étonnée de voir passer un ignorant qui ne l'avait pas entendue, et lui envoyait quelqu'un d'éclairé avant de reprendre sa course. Frappé à retardement, l'ignorant ouvrait alors des yeux comme des fantômes de pleines lunes.

« Tu viens prendre le thé ? demanda Mme Kawaguchi qui venait d'entrer dans le jardin.

— Oui, Madame, j'arrive tout de suite. », répondit-elle en finissant de fixer une pierre de complément sur un chemin en zigzag qui parcourait une section herborée. Mme Kawaguchi s'approcha doucement pour admirer ce tableau qu'elle voyait se dessiner depuis de longs mois et qui était sur le point de se cristalliser. Elle savait la jeune jardinière douée, mais le résultat dépassait de très loin ses attentes. Ce qu'il y avait de saisissant, surtout, dans ce décor féerique qu'elle avait façonné de bout en bout, c'était autre chose que l'apparence d'absolu naturel, que la minutie de chaque détail, autre chose encore que l'harmonie évidente de l'ensemble : c'était l'impression qu'en tissant cet ouvrage, elle avait visé ailleurs et au-delà, que derrière ce paysage qui ravissait le regard, elle en avait cherché un autre encore plus somptueux, invisible et secret.

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUWhere stories live. Discover now