L'AUTRE JARDIN

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            « Attention, tu es prêt, Haru ? J'arrive ! »

Après lui avoir donné le temps de se cacher, elle se lance à sa recherche dans le jardin de leur grand-mère. Leurs parents ne possèdent pas de jardin, aussi est-ce jour de fête chaque fois qu'ils viennent en visite, car même si celui-ci n'est pas bien grand, il leur offre un terrain de jeu aux ressources toujours réinventées. Il n'y a pas beaucoup de cachettes disponibles et Haru, encore très petit, n'est pas très doué pour la discrétion, alors elle fait semblant de le chercher un peu partout pendant un moment, pour lui laisser le temps de se croire malin. Elle finit toujours par le trouver aux mêmes endroits : derrière le saule, à l'intérieur du buisson de glycine ou derrière la grande vasque en forme de mont Fuji. Il a quatre ans, elle en a douze.

C'est ici que, toute jeune, elle a acquis ses premières notions de géographie : en apprenant à connaître ce monde enclos en modèle réduit, ses différentes régions, ses pôles et ses axes. L'idée d'un espace organisé, dans lequel s'exportait au dehors l'ordre en temps normal réservé à l'intérieur de la maison, l'avait d'emblée fascinée. Plus encore que cette organisation, c'était le fait d'y voir l'émanation d'une volonté, d'une personnalité, celle de sa grand-mère, qui lui plaisait infiniment : retrouver dans cet espace extérieur l'agencement d'un esprit, des éléments choisis avec soin pour leur symbolisme et disposés suivant les lois d'un secret équilibre, exprimant des goûts et des préférences. Marcher dans ce jardin était une promenade dans l'âme de la jardinière, manifestée en formes, parfums et couleurs. Cheminer en ces lieux, pour qui la connaissait, c'était retracer l'histoire de sa vie, de ses rêves, de ses regrets. Chaque parcelle avait un sens, chaque plante, chaque pierre un rôle précis à jouer : entre les repères qu'étaient le saule, le portail d'entrée, la porte de l'engawa qui donnait sur la maison, le buisson de glycine, le mont Fuji miniature, s'étendaient des chemins de pierre que l'on pouvait choisir d'emprunter, ou dont on pouvait s'écarter pour inventer entre eux ses propres itinéraires de traverse. Elle pouvait vagabonder dans l'imaginaire de sa grand-mère, tout en restant libre d'y faire ce que bon lui semblait. C'était là l'extraordinaire et la magie du jardin : proposer un espace entre intérieur et extérieur, entre la maison et le monde, entre la pensée et la matière, apporter quelque chose de soi dans l'univers et y laisser une empreinte, dans des limites bien définies, sans pour autant chercher à le conquérir ou à le dominer. Le meilleur des deux royaumes...

De ce lieu intermédiaire, à la fois circonscrit et ouvert sur le monde, entre dedans et dehors, clôtures sans toit, elle garderait pour la vie la cartographie gravée en elle. Dix ans plus tard, elle se rappellerait encore la configuration exacte de chaque chemin, la forme et la position précises de chacune des pierres qui les composaient. Chacune avait sa fonction spécifique : celles sur lesquelles on posait le pied étaient secondées de pierres de renfort, plus petites, sur les côtés, pour mieux équilibrer le dessin général du chemin en zigzag qui évoquait un vol d'oies sauvages. Quand il se scindait en deux, on rencontrait une pierre de bifurcation, plus large, comme un petit centre intermédiaire entre les destinations plus importantes. Il y avait les trois pierres de l'avant-toit, à l'entrée de l'engawa qui marquait la fin du jardin et le début de la maison : la pierre où l'on monte, celle où l'on chute, celle où l'on se déchausse avant de passer à l'intérieur. Autour du mont Fuji aussi, pierre creuse qui servait parfois de bassin aux ablutions, chacune à sa juste place : la pierre de devant pour s'agenouiller, celle pour poser le baquet d'eau à droite, et au pied de la vasque trois galets disposés en monticule pour figurer la « porte de l'eau ». La pierre qui signifiait « ne pas aller plus loin » et son appel double, ambivalent : respecter son intimation explicite, ou l'autre, plus trouble, secrète, qui en découle ? Ishido : le chemin des pierres, dans lequel chacune tient une place insubstituable, essentielle à l'harmonie de l'ensemble, car si une seule venait à manquer, la route serait rompue, le pont effondré, la mélodie inachevée, montrant que le chemin lui-même, et toutes les étapes qui le constituent, sont aussi importants que les points de départ et d'arrivée.

Placé entre deux mondes, le jardin était une frontière, et jusque dans sa construction interne, une succession de seuils : l'engawa, ses trois pierres, les pierres de bifurcation et d'arrêt, le portail extérieur dans la clôture de bambou, tout l'espace contenu dans ses limites n'était qu'un ensemble d'étapes transitoires, d'interstices, suspendus entre avant et après, suggérant qu'au-delà de ses murs, l'univers infini obéissait aux mêmes principes et se subdivisait en un continuum de seuils à explorer l'un après l'autre. Et, bien que vertigineuse, cette idée avait aussi quelque chose de rassurant.

Elle se laisse aller à ces pensées depuis un certain temps quand elle s'aperçoit qu'elle n'a trouvé Haru nulle part. Aucune de ses cachettes habituelles n'a donné de résultat. Le portail est fermé : il n'a pas pu s'échapper. Il est forcément ici, mais elle ne le voit pas. Pour la première fois, elle le cherche vraiment. Elle l'appelle, avec dans la voix une petite pointe d'inquiétude inédite. Pas de réponse.

Pour la première fois aussi, le jardin familier se charge d'une sourde menace : est-il en train de devenir le lieu où elle aura perdu son petit frère ? S'il ne réapparaît pas, s'il s'est volatilisé sans explication, que dira-t-elle à ses parents, à sa grand-mère, elle qui était censée veiller sur lui ? Elle jette alentour des regards éperdus : le buisson de glycine, le saule, les pierres ne peuvent plus rien pour elle, ils ne sont plus désormais que les témoins impassibles, soudain étrangers et lointains, de son drame et de sa terreur. Derrière et dans ce jardin qu'elle avait aimé, qu'elle avait cru connaître, émerge un autre jardin, insensible, détaché d'elle et impitoyable, presque hostile. Un jardin qui ne l'aime pas, qui ne l'a jamais aimée, qui ne l'aidera pas.

Au bout d'un temps qui lui paraît interminable, le visage d'Haru surgit d'un endroit improbable : l'intérieur du cratère de la vasque en forme de mont Fuji, où il s'était recroquevillé. Habituée à le trouver caché derrière, elle avait contourné la vasque sans regarder dans la cavité. Elle n'avait pas été suffisamment concentrée, elle n'avait pas vraiment cherché, elle avait juste fait semblant, en rêvassant. Elle avait sous-estimé la tâche à accomplir, parce qu'elle croyait la connaître, et en conséquence, pendant quelques instants terribles, toute son existence avait vacillé. Son petit frère, qui sort de la montagne miniature un sourire triomphal aux lèvres, vient de lui donner une bonne leçon. Elle doit se montrer plus attentive, plus sérieuse, même dans les moments en apparence les plus insignifiants. Le monde, aussi beau et chaleureux puisse-t-il sembler, peut à tout moment basculer, et ses décors enchanteurs dévoiler en un éclair leur souveraine indifférence à son sort comme à celui des êtres qui lui sont chers. Elle ne doit pas s'y laisser prendre à nouveau. À l'avenir, quand elle aura affaire à une montagne creuse, elle ne passera pas à côté. Elle ira voir ce qui se cache à l'intérieur.

DANS LES JARDINS DU PALAIS SUSPENDUOnde histórias criam vida. Descubra agora