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Quand tout ça s'est passé, Emile ne savait pas que Nora était Héléna. Il ne savait pas qu'elle était les deux à la fois. C'est ce qu'elle essayait de lui montrer, à sa façon. Et Héléna était la part d'elle qu'Emile refusait de voir. Comme s'il ne pouvait pas comprendre que les deux puissent coexister en elle. Peut-être parce qu'elle ne lui avait pas expliqué. Alors laissez-moi vous expliquer Nora. Enfin laissez moi vous expliquer une partie de Nora. Laissez-moi vous donner la solution de l'un des multiples paradoxes dont je suis tombé amoureux. Comme chacun de nous, Nora est à la fois forte et vulnérable, tout simplement. Non je plaisante. Enfin c'est vrai, évidemment. Et c'est certes une façon d'expliquer le paradoxe, mais Nora est capable de l'expliquer bien mieux que ça. Elle est Nora (la Nora que décrit Emile) comme elle est Héléna : elle n'est pas plus l'une que l'autre. Elle est l'une ou l'autre, ou les deux à la fois, selon les circonstances. Si Emile et Florian ont vu deux personnes différentes, c'est parce qu'ils l'ont connue dans des circonstances différentes.

Elle est tout ce qu'Emile a vu en elle : une fille passionnée, têtue, avec des opinions, de la personnalité. Ce sont des traits qu'elle possède, mais que le contexte ne lui permet pas toujours d'exprimer. En cours, dans un monde d'idées et de subjectivité, elle se sent autorisée à se montrer, à être plus ouvertement elle ; elle se sent à sa place. D'une certaine manière, oui elle est plus elle-même là bas, car alors elle arrive à se montrer. Ça lui fait plaisir que les gens voient ces facettes là, même si elle sait que certains ne vont pas les apprécier. Elle se soucie de l'opinion des gens : pas en cherchant à tout prix à être appréciée ou admirée, mais en cherchant à rendre une image qui soit le plus proche possible de qui elle est (ou de qui elle estime être). Je n'irais pas jusqu'à dire que le jugement des gens ne lui importe pas. Non, elle voudrait être appréciée ; mais appréciée pour qui elle est. Et elle n'a aucune chance d'être appréciée pour qui elle est si elle ne montre pas qui elle est. Plus montre d'elle, mieux elle se sent ; parce qu'alors elle se sent être elle-même. Emile l'a vue confiante parce que les cours de littérature sont l'un des environnements dans lesquels elle se sent libre de se montrer telle qu'elle est. Une fête est le type même de l'environnement inverse : celui dans lequel elle ne se sent pas à sa place. Là, elle n'est pas suffisamment à l'aise pour se montrer, alors elle se renferme dans sa coquille et choisit de ne pas être parce que c'est toujours mieux que d'être une autre qu'elle-même. Oh oui, elle ressemble beaucoup plus à Emile qu'il ne voulait le voir. Car c'est Héléna qui ressemble à Emile, et Héléna qu'il refusait de voir en Nora. Peut être d'ailleurs est-ce parce qu'elle lui ressemble tant qu'il refusait de la voir.

Maintenant, me direz vous, si quand elle se montre elle est Nora et quand elle n'est pas elle-même elle est Héléna, alors ça veut dire qu'au fond elle est plus Nora qu'elle n'est Héléna. Et donc, me direz vous, en conséquence, Emile la voyait bien comme elle est vraiment. Et ce raisonnement se tiendrait, mais ce serait nier à Nora son droit inaliénable à la fragilité. Ses insécurités et ses doutes font partie d'elle, au même titre que ses forces. Elle a peur de ce que pensent les gens, elle se sent en décalage souvent, à sa place seulement rarement : tout ça aussi c'est elle. Elle est les deux. Peut être que l'une suscite l'admiration et l'autre la tendresse, que l'une est intimidante et l'autre rassurante, que l'une est heureuse et l'autre triste : elle est assurément tout ça à la fois. Peut-être aussi que ces deux parties d'elles ont plus de points communs qu'elles n'ont de différences. Qu'elle soit à sa place ou non, Nora ne fait pas semblant d'être quelqu'un d'autre. Et au fond il y a une explication commune presque : elle analyse, elle a besoin de sens. En classe c'est adapté alors ça lui donne confiance. A une fête pas tellement ; alors elle disparaît et devient observatrice.

J'aime qu'elle soit tout ça à la fois. Et ce que j'aime plus encore, c'est qu'elle aime ces deux parties d'elle, qu'elle accepte d'être les deux sans y voir le moindre problème. Pour Emile et Florian c'était un mystère insoluble. Pour Nora c'était aussi évident que d'avoir des bons jours et des mauvais jours ou que la différence entre parler à des amis ou à des professeurs. Elle n'avait pas tout le temps confiance en elle, souvent elle pensait qu'on ne l'aimerait pas ; mais dans tous les cas elle s'aimait elle. Elle s'aimait elle et pensait que tous ceux qui ne s'aimaient pas eux-mêmes étaient des hypocrites. Elle disait que si elle n'avait pas aimé qui elle était elle aurait choisi d'être quelqu'un d'autre. Elle disait que si Untel était Untel c'est qu'il avait choisi d'être Untel et donc que nécessairement il aimait être Untel, même s'il ne voulait pas se l'avouer. Elle croyait qu'on choisit qui l'on est. Elle disait qu'apprendre à s'aimer, c'est juste une façon de nommer le processus par lequel on accepte de reconnaître que l'on apprécie la personne que l'on est. Elle disait que même quand on ne s'aime pas, on a préféré être soi qu'être quiconque d'autre, ce qui veut forcément dire quelque chose. Elle continue de dire ce genre de choses, et je ne sais toujours pas quoi en penser. Je persiste à être persuadé qu'il y a une partie de soi que l'on ne choisit pas, avec laquelle l'on naît, un centre de notre identité auquel l'on doit rester fidèle. Et puis sinon, qu'est-ce qui ferait qu'on fait un choix plutôt qu'un autre ? Je crois que quand elle dit « Je choisis d'être Untel » elle croit qu'elle est le « Untel » dans la phrase, et moi je continue de penser qu'elle est plutôt le « Je ». Et je crois que ce je contient des caractéristiques qu'il ne pourrait pas changer même s'il le voulait. Je crois que la seule raison pour laquelle Nora pense que non, c'est parce que ce je ne veut jamais changer ces choses qui font si pleinement partie de lui, qui constituent son identité profonde. Alors elle n'a pas l'occasion de voir que s'il le voulait, il ne le pourrait pas.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant