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Je disais « Je m'en fiche » à peu près tout le temps. Nora disait que je n'acceptais pas ma propre responsabilité dans ce qu'il m'arrivait. Nora disait que je choisissais de ne me soucier de rien de peur d'être déçu. Et Nora avait raison. Maintenant je sais qu'il y a des choses qui méritent qu'on leur accorde de l'importance, des choses qui méritent qu'on se batte pour elles. Maintenant je sais que parfois ça vaut le coup de chercher une solution pour protéger ce à quoi l'on tient face aux caprices du hasard. Bien sûr je l'ai toujours su ; mais entre le savoir et l'appliquer il y a un monde. Comme Nora avait toujours su qu'elle ne pouvait pas tout contrôler sans que ça ne l'empêche d'essayer de le faire. Elle est un peu moins comme ça maintenant. Elle est moins déçue quand ça ne marche pas. Je sais ce que vous pensez. Oui, bien sûr qu'on s'influence l'un et l'autre. Sinon quel serait l'intérêt ? Chacun change sous l'influence de l'autre. Je dirais qu'on tend chacun vers plus d'équilibre, d'autres diraient juste qu'on se ressemble de plus en plus. Et même si ? Je ne vois pas en quoi ce serait un problème. Je suis toujours moi et elle est toujours elle : elle choisit ses propres pensées et je choisis les miennes. Je ne peux pas plus dire à quel point elle m'a influencé que je ne pourrais dire à quel point je l'ai influencée moi.

Peut-être que certaines des pensées que j'ai l'habitude de présenter comme les miennes viennent d'elle. Je ne pourrais jamais remonter jusqu'à l'origine de chaque idée. Est-ce que ça change quelque chose ? Peut-être qu'elles viennent d'elle, peut-être de moi, peut être d'ailleurs encore ; mais c'est toujours quand même ce que je pense moi. Encore un parfait exemple de l'union du hasard et du libre choix : serait-on ce que l'on est si l'on n'était pas tombés sur les livres que l'on a lus, si l'on n'avait jamais parlé aux personnes auxquelles on a parlé, jamais vu les films que l'on a vus ? Aurait-on alors eu ces pensées que l'on croit avoir eues nous-mêmes ? Et pourtant, quelqu'un d'autre aura lu le même livre et n'en aura pas retenu la même chose. On est confrontés à plein de choses et on choisit à quoi faire attention, quoi en tirer, quoi en garder. On choisit ce qu'il nous plaît dans ce qui nous entoure, on mélange le tout et on devient qui l'on est. Nora est d'accord avec ça. D'ailleurs, peut-être que cette idée vient d'elle. Ce que je veux dire, c'est que j'ai de l'influence sur elle mais peut-être pas plus que la télé ou la bibliothèque. Dans tous les cas, elle choisit ce qui lui plait ou non, comme je choisis ce qui me plait ou non. Alors je reste moi, et elle reste elle-même. Mais on change l'un et l'autre.

Oui, on change, continuellement. Sous l'influence l'un de l'autre, sous les influences extérieures, et de notre propre initiative aussi. Nora dit que tout l'intérêt de la vie est de choisir qui l'on veut être. Et elle le fait continuellement. Elle passe sa vie à changer d'avis sur qui elle veut être. Et pourtant je pense qu'elle est toujours la même. Pour Nora, l'identité est définie en grande partie par les pensées. Chaque nouvelle pensée vient prendre sa place au milieu des autres, former des liens, et redéfinir qui elle est. Et elle passe son temps à chercher de nouvelles pensées : en elle-même ou au dehors. Elle trouve une nouvelle façon de regarder les choses, un nouvel objectif à assigner à son existence ; et alors elle se sent différente. Elle génère des réflexions qui lui font revoir ses pondérations et changer ses préférences. Elle cherche constamment à s'améliorer. Mais au fond, il n'y a pas de « mieux » en soi, rien que des préférences différentes.

Une fois, elle m'a demandé: « Comment tu peux être sûr que tu vas toujours continuer à m'aimer, même si dans quelques années je serais probablement devenue une personne totalement différente ? » Comment je peux être sûr que j'aimerais toutes les versions d'elle ? Et pourtant j'ai promis de le faire. Et j'ai pu tenir cette promesse sans problème jusqu'ici. J'aime toutes ces versions d'elle autant les unes que les autre ; et je ne regrette jamais les précédentes. Au fond, je crois que la raison est simple : la Nora que j'aime, ce n'est pas tel ou tel personnage qu'elle se sera créé, telle ou telle identité qu'elle aura définie. La Nora que j'aime, c'est la Nora qui fait chacun de ces choix. J'ai confiance en chacune des versions de Nora pour ne pas choisir une version suivante que je n'aimerais plus. J'aime Nora vivante, Nora changeante, Nora en perpétuel état de modification. Et je crois que malgré tout, il y a un fond qui ne pourra pas changer. Je crois qu'il doit bien y avoir quelque chose : une essence de Nora,que je ne pourrais pas définir mais qui est là malgré tout. Nora déteste cette idée : elle ne voudrait pas que j'aime quelque chose qui ne provient pas d'un choix, quelque chose dont elle n'aurait pas le mérite, avec lequel elle serait juste née. Elle ne voudrait pas d'une identité dont elle n'a pas le mérite.Mais je crois que malgré tout il y a quelque chose ; quelque chose qui n'était pas sous son contrôle. Et c'est exactement la même chose pour moi : il y a un fond essentiel et des décisions, de la stabilité et des changements. On change tous : pas forcément aussi consciemment qu'elle, aussi volontairement qu'elle,pas forcément en le décortiquant comme elle le fait, pas toujours en l'acceptant comme elle le fait. Mais on change tous : c'est évident, c'est passionnant, et d'une certaine manière c'est rassurant. On change. Sinon, à quoi bon vivre ?

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant