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L'autre jour, après une discussion que certains qualifieront peut-être de dispute mais qui selon moi était tout ce qu'il y a de plus normal, Nora est partie s'enfermer dans son bureau. Elle est revenue une demi-heure plus tard en m'agitant sous le nez une retranscription de ce que l'on venait de vivre. Ça donnait ça :

ELLE : Tu ne trouves pas que c'est prétentieux quand même ?

LUI : De quoi ?

ELLE : De vouloir partager, de vouloir écrire, de vouloir apporter quelque chose aux autres. Comme si on savait mieux qu'eux. Comme si on avait des réponses. C'est prétentieux un peu je crois. De penser qu'on est moins perdus qu'eux. Qu'on pourrait dire quelque chose qui les intéresserait.

LUI : Tu préférerais être égoïste ? Vouloir garder toutes ces choses pour toi au cas où ils les trouveraient sans valeur, et manquer l'occasion de donner à quelqu'un quelque chose qui pourrait l'intéresser ? Si ça ne les intéresse pas, tant pis pour eux. S'ils n'en ont pas besoin, tant mieux pour eux. Peu importe ce qu'ils pensent.

ELLE : Tu préfères être égocentrique ? Peut-être que c'est généreux, de vouloir partager tes pensées ; probablement même. Mais tu ne t'intéresses qu'à tes propres pensées. C'est pas ce que tu veut dire par "peu importe ce qu'ils pensent" ? Leurs pensées à eux, pourquoi elles ne seraient pas intéressantes ? Pourquoi elles ne pourraient pas t'apporter quelque chose ?

LUI : On parle de toi ou on parle de moi là ?

ELLE : De toi. De nous deux. Je sais pas. Je parlais de moi mais maintenant je parle de toi. Je sais que tu m'écoutes, moi. Mais pourquoi seulement moi ? Pourquoi personne d'autre ne pourrait avoir d'influence sur toi ?

LUI : Et tu trouves pas que c'est tout aussi égocentrique, d'écouter les gens seulement pour leur prendre quelque chose ? De collecter ce que tu trouves intéressant ; pour voir si tu pourrais en prendre de la graine, si tu pourrais l'intégrer à ta vision du monde ?

ELLE : Ça s'appelle être ouvert.

LUI : Non. Ce qui s'appelle être ouvert, c'est regarder les gens comme ils sont, et dire "voilà quelque chose d'intéressant : un autre être humain". Être ouvert, c'est les regarder comme ils sont ; comme tu dis toujours vouloir qu'on te regarde toi. C'est pas sélectionner.

ELLE : Tu sais que je te vois comme ça ; que je sélectionne pas. Je sélectionne ce que je garde pour moi mais je vois tout ; j'essaye de voir le plus possible. Pourquoi tu dis ça ?

LUI : Pourquoi tous tes livres, d'une manière ou d'une autre, sont à propos de toi-même ?

ELLE : Parce que tu ne veux pas que j'écrive sur toi !

LUI : Tu sais bien que ça ne répond pas à la question. Pourquoi tu ne pourrais pas écrire sur quelqu'un d'autre ?

ELLE : Parce que ça ne se fait pas. Tu voudrais que j'aille voler à quelqu'un la matière d'un roman ? Tu ne trouves pas ça pire que de leur prendre des morceaux de pensées pour les intégrer à ma vision du monde ? Tu te contredis. Je ne comprends même pas où tu veux en venir.

LUI : Nulle part. Je ne veux en venir nulle part. Tu as raison, ça ne se fait pas. Mais ce que je dis, c'est que même si tu voulais, tu ne pourrais pas. Ecrire un livre sur quelqu'un d'autre. Tu en serais incapable.

ELLE : Je sais ! Tu crois pas que ça me brise le cœur ? Je vois tous ces gens autour de moi et à part toi, il n'y a personne que je connaisse assez pour pouvoir en tirer un personnage digne de ce nom. Je peux inventer bien sûr ; tu sais bien que c'est ce que je fais. Alors je pars d'un début et je brode autour. Mais ça donne des livres vides, pauvres. Pas parce que ces personnes ne sont pas intéressantes ou pas assez riches. Mais juste parce que moi je n'ai pas accès à cette richesse. Je ne les vois pas de façon assez complexe, je ne vois pas suffisamment d'aspects d'eux. Je n'arrive pas à être assez proche d'eux, à les comprendre vraiment totalement. Et ça me brise le cœur. Parce que j'adorerais ! J'adorerais les voir comme des personnages de romans. Même si c'était des romans que je ne pourrais jamais écrire parce que ce ne serait pas éthique. J'aimerais pouvoir les voir comme je te vois toi. Mais je n'arrive pas. Je n'arrive pas à les connaître assez. Alors je m'assois, j'invente, je brode, je les réduis inévitablement. Et je finis par leur greffer mes propres pensées. Parce que je ne connais pas les leurs, que si je les connaissais je ne pourrais pas les leur voler de toute manière, et qu'à quoi sert un livre si il est dépourvu de pensées ? Alors oui, chaque personnage vaut par ce que je reconnais de moi en lui. Comment je pourrais écrire moi les livres qu'ils devraient écrire eux ? Je ne veux pas les écrire. Je déplore juste de ne pas pouvoir les lire.

LUI : Tu vois, elle est là ta réponse.

ELLE : Quelle réponse ?

LUI : Tu te demandais si c'est prétentieux de partager tes pensées en pensant qu'elles valent quelque chose. Mais ça ne l'est pas : parce que chacun a des pensées qui valent quelque chose. Si c'est valable pour celles de n'importe qui, il n'y a aucune raison que ça ne vaille pas pour les tiennes. Et ils les partagent s'ils le veulent, ils les gardent pour eux ou pour ceux qu'ils aiment s'ils préfèrent les choses ainsi. Ce n'est pas égocentrique ton attitude ; parce que tu sais que tes pensées ne sont pas les seules à avoir de la valeur. Et que tu sais reconnaître la valeur des leurs quand ils daignent te les donner.

ELLE : C'est pas vrai. Je n'y arrive pas. Pas toujours. Si ça m'intéresse personnellement, oui. Mais il y a tellement de pensées que je ne trouve pas intéressantes. Pourquoi je n'arrive pas à leur trouver de l'intérêt ?

LUI : Rien n'est intéressant en soi. Les choses sont intéressantes pour nous dès lors qu'elles nous intéressent. Et on ne peut ni s'intéresser à tout ni s'intéresser à tout le monde. Maintenant, on peut revenir à moi tu permets ? Comment ça je n'écoute pas les autres et je crois qu'ils n'ont rien à m'apprendre ? Je serais juste capable d'enseigner d'après toi ? Condamné à ne jamais rien apprendre ?

ELLE : Je dis ça parce que s'ils te font des remarques, tu te défends. Jamais tu n'admettras que tu avais tort, ou que leur façon de penser est tout aussi valable que la tienne.

LUI : Elle est valable et ils peuvent la garder leur façon de penser. Mais je préfère la mienne. Alors j'explique pourquoi je préfère la mienne.

ELLE : Tu expliques pourquoi la tienne est mieux.

LUI : C'est quoi la différence ? Je la préfère parce que selon moi elle est mieux. C'est pas ça une préférence ? C'est toi qui dit ça, non ? Et tu sais bien que je suis content qu'ils aient la leur, que je les trouve très bien comme ça. Et que je ne voudrais pas que tout le monde pense comme moi, que j'aime que les gens pensent différemment. Alors, c'est quoi le problème ? Que je ne leur montre pas ?

ELLE : Peut-être. Je sais que tu t'en fiche de ce qu'ils pensent ; mais eux ils ne voient pas que tu les apprécies comme ils sont. Ils pensent que tu les juges, que tu es persuadée de tout savoir mieux qu'eux.

LUI : Oui je m'en fiche, je m'en fiche de ce qu'ils pensent de moi.

ELLE : Mais pourquoi tu leur dis pas ? Si tu es capable de voir la beauté de leurs différences et de leur personne, pourquoi tu ne leur fais pas le plaisir de leur dire ? C'est pas égoïste ça ? De leur refuser ça alors que ça serait si facile de leur donner ?

LUI : Non c'est pas égoïste. Ok c'est pas spécialement généreux non plus. Mais de toute façon c'était pas ça le problème. Tu dis que je ne voulais pas apprendre d'eux. Mais c'est pas vrai ! Tu le sais bien. Je ne leur dis pas "tu as raison" quand ils sont en face de moi mais je les écoute. Et une fois qu'ils sont partis je réfléchis à ce qu'ils ont dit, et je me remets en question. Je peux pas faire ça devant eux : j'ai besoin de calme, de réfléchir.

ELLE : Pour voir comment tu pourras l'intégrer à ta vision du monde.

LUI : Oui. Tu as raison. Je suis autant un voleur que toi. C'est ce que tu voulais que je dise non ?

ELLE : J'en sais rien.

Elle est partie et quand elle est revenue elle m'a mis le papier dans les mains en me disant : « C'est drôle, tu ne trouves pas ? » J'ai lu attentivement, j'ai ri, et j'ai répondu quelque chose comme : « Ça dépend de la façon dont ce sera joué ; tu devrais rajouter des didascalies. Et aussi, tu devrais décidément ajouter la scène où la fille revient un peu plus tard avec une retranscription du dialogue pour demander si c'est drôle. Mais oui, ça l'est. » Et on a ri. Oui vraiment, je crois que le secret du bonheur est la capacité à reconnaître le caractère comique d'une dispute.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant