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Nora dit que je n'aurais pas besoin de parler du jeu des vérités comme d'un jeu si je m'en fichais de ce que les gens pensent. Nora dit aussi que je ne voudrais pas jouer au jeu des vérités si je m'en fichais de ce que les gens pensent. On dirait la même idée ; mais en fait c'est un argument complètement différent. Ce qu'elle veut dire par son deuxième argument, c'est que si je m'en fichais de ce qu'ils pensent, je pourrais vouloir poser des questions, mais pas spécialement donner des réponses. Que si je m'en fichais de comment ils me voient, je ne devrais pas avoir besoin de révéler le plus possible d'informations sur moi, et je ne serais pas là à réclamer des occasions de le faire. Nora dit que tout l'intérêt de ce jeu est qu'il crée un contexte où l'on peut être soi-même : caractéristique absente de quatre-vingt-quinze pour cent des contextes. Pour Nora, « être soi-même » ça veut dire donner aux gens suffisamment d'informations pour qu'elle ait l'impression que l'image qu'ils ont d'elle est conforme à l'image qu'elle a d'elle-même. Pas étonnant qu'elle ne se sente jamais complètement elle-même ! Son désir de sincérité est tel que tant qu'elle n'en est pas là, au cent pour cents, elle a l'impression de mentir involontairement. Elle aime parler, écrire, livrer ses pensées : ça lui donne l'impression d'être un peu plus elle-même à chaque fois qu'une phrase s'échappe d'elle. Pour agir, c'est déjà un peu plus compliqué. Elle s'identifie à ses pensées alors chaque pensée qui sort d'elle est forcément vérité. Mais pour savoir quelles actions correspondent à qui elle est il faut qu'elle réfléchisse, qu'elle suppose, qu'elle devine comment les gens vont interpréter ses actions. Même les paroles peuvent être mal interprétées, alors les actions et les mimiques, n'en parlons pas !

C'est comme si pour Nora, un peu comme pour Maëlle, être elle-même voulait dire choisir quel personnage elle veut jouer, puis le jouer sans sortir du rôle. Mais peut-on être soi-même quand on joue un rôle ? Même quand c'est un personnage que l'on a choisi soi-même, qu'on a passé toute sa vie à créer sur-mesure. Est-ce que ce désir de sincérité ne finit pas par tuer la sincérité ? Arrive nécessairement un moment où l'on se sent enfermé dans ce rôle que l'on joue ; prisonnier à présent d'attentes sur-mesure plutôt que des attentes par défaut, mais toujours prisonnier au final. Peut-être que le problème de Nora est qu'elle réfléchit trop à qui elle est ; qu'elle veut à tout prix savoir en quoi consiste son identité. Peut-être d'ailleurs que ce n'est pas un problème. Elle choisit d'abord qui elle veut être, et à partir de ce moment elle devient cette nouvelle version d'elle. Cette nouvelle version d'elle qui va devoir se débrouiller pour trouver un moyen d'exister au milieu des autres, d'agir conformément et d'être reconnue comme telle. Des fois, je me demande si tous les visages que Nora peut prendre ne correspondent pas à différentes étapes du développement de la personne qu'elle est à présent. Peut-être que ses facettes ne sont que des anciens rôles dans lesquels elle reste bloquée, dans certains contextes où elle n'a pas encore trouvé le moyen d'être la dernière version d'elle-même.

Des fois elle pleure parce que c'est dur, cet objectif qu'elle s'est fixé ; impossible même. Elle pleure parce qu'elle n'y arrive pas, et que ça lui donne l'impression d'être tellement éloignée de tout le monde. Parce que s'ils ne savent pas qui elle est vraiment au fond alors elle se sent loin d'eux. Mais au final je crois que ça l'amuse : c'est un défi qu'elle se pose, de trouver qui elle veut être et un moyen de l'être dans ce monde d'une façon qui lui convienne. Une fois elle m'a dit que c'était probablement ça le sens de la vie. Mais quoi qu'il en soit ce n'est certainement pas un problème ; si elle est comme ça c'est qu'elle préfère être comme ça. Si elle est comme ça c'est qu'elle y trouve son compte, malgré les larmes et les déceptions. Alors elle avance jour après jour, se débattant avec son désir d'être « vue, vraiment vue ». Et je trouve ça charmant, et courageux aussi. Même si quelque part ça me fait de la peine : de savoir que je ne lui suffis pas, que ça ne lui suffit pas que moi je la vois comme elle est. Je sais qu'elle aura toujours besoin de plus, d'exister dans le monde autrement que seulement à travers mes yeux. Et au fond c'est tant mieux. En fait, ça me fait de la peine à moi aussi ; de me dire que je vis dans un monde où je suis le seul à la voir réellement pour tout ce qu'elle est. Ça me fait de la peine pour elle ; et ça me fait de la peine pour tous les autres, qui n'auront jamais la chance de la voir entièrement.

Mais en même temps, Nora est Nora et pour qu'elle ait l'impression qu'on la connaît vraiment totalement, il faudrait qu'elle ait partagé la totalité des pensées qu'elle a eues au cours de sa vie. Même avec moi, elle ne pourra jamais atteindre les cent pourcents. Trêve de plaisanteries : même avec elle-même elle ne pourra jamais atteindre les cent pourcents. Ce qui est probablement la raison pour laquelle elle continue de réfléchir à qui elle est, de se chercher : parce qu'elle ne pourra jamais se trouver. Mais ce n'est pas un problème ; l'important c'est de chercher. Puis de choisir quelque chose, même si ce n'est qu'une version approximative qui sera constamment soumise à révisions. L'important c'est de chercher. C'est juste dommage qu'elle trouve aussi que c'est important de se montrer : je le comprends, mais c'est dommage je trouve. Elle a besoin d'être transparente. Pas comme Emile qui aurait voulu être transparent pour être invisible. Nora a besoin d'être transparente pour qu'à l'inverse on voit tout. Personnellement, j'aime à dire que je n'ai pas ce désir d'être vu. Oui vraiment, je m'en fiche de ce que les gens pensent ; je le maintiens. Bien sûr, moi aussi je suis une personne honnête, et ça m'embêterait que les gens à qui je tiens se méprennent à mon égard. Mais ce n'est pas parce qu'ils ne connaissent pas toutes mes fragilités et toutes les nuances de ma pensée qu'ils ont une fausse image de qui je suis. Je ne vois juste pas les choses comme Nora sur ce point.

C'est comme un puzzle : il peut manquer quelques pièces mais tu n'as malgré tout aucun mal à voir l'image globale. Personnellement, j'aime assez l'idée que Nora soit la seule à avoir toutes les pièces du puzzle de qui je suis. On a eu quelques échanges d'opinions assez animés à ce sujet au début de notre relation. Je n'arrivais pas à comprendre qu'elle veille autant se révéler. Elle m'a dit qu'au fond elle pensait exactement comme moi ; qu'on avait juste une idée différente du nombre de pièces qu'il peut manquer pour avoir une juste idée de l'image mais qu'elle aussi elle pense que c'est une spécificité de l'amour que de donner toutes les pièces. Par contre elle dit qu'aucune pièce n'a de statut spécial : qu'elle peut donner n'importe laquelle, les donner toutes en les séparant entre différentes personnes, mais qu'il faut juste que je sois le seul à les avoir toutes à la fois. Moi je dis que certaines de mes pièces sont vraiment juste pour Nora. Elle est à peu près d'accord en théorie, mais en pratique c'est une autre histoire. Je lis les livres qu'elle écrit et j'y retrouve tant d'elle ; tant de ces pensées que je pensais qu'elle m'avait données. Et quelque chose qui n'appartenait qu'à elle et moi soudain est livré au monde entier. Ce n'est pas toujours facile. Mais alors je me sens égoïste et je comprends : pourquoi vouloir garder pour moi seul une idée qui pourrait profiter à d'autres êtres sur cette planète ? Il faut avouer que quand je regarde Nora, je ne vois pas seulement ce merveilleux tableau qui est formé par l'ensemble des pièces. Je vois aussi toutes les pièces qui le composent, prises une à une : et chacune d'elles est quelque chose. Chacune d'elle est quelque chose qui mérite d'être partagé. Je le vois. Et elle le voit. Et je suis heureux d'être avec une fille qui soit capable de voir ça en elle-même.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant