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Aux yeux d'Emile, pas une fille n'arrivait à la cheville de Nora. Elle était dans l'un de ses cours de littérature et il l'avait remarquée dès le premier jour. D'après lui ça n'avait rien de surprenant, car l'on ne remarquait qu'elle ; il était impossible que n'importe quel élève ne connaisse pas son prénom le deuxième ou le troisième cours, maximum. Impossible que qui que ce soit ait loupé ses ongles verts, qui s'agitaient en l'air une dizaine de fois par heure. Dans le cours qu'ils avaient en commun, la prof ne posait jamais de questions, mais ça n'empêchait pas Nora de lever la main. Elle fronçait le nez et les sourcils d'un air interrogatif, puis disait quelque chose comme « Je ne suis pas sûre d'avoir très bien compris », pour enchaîner sur une question qui démontrait qu'elle avait mieux compris que la plupart des autres élèves. Ou bien elle levait la main pour exprimer son désaccord, demander pourquoi ce qu'ils apprenaient aujourd'hui contredisait ce qu'ils avaient appris la semaine précédente ou dans le cours d'un autre professeur. Elle avait toujours à la bouche un « Oui mais... » et elle était prête à poursuivre la conversation jusqu'à obtenir une réponse qui la satisfasse.

Emile aimait l'enthousiasme de Nora, son énergie. Au milieu de toutes ces figures apathiques, elle était vivante, pleinement présente, et sincèrement intéressée. Lui aussi l'était ; intéressé par le cours. Mais, contrairement à elle, jamais il n'osait lever la main pour dire ce qu'il pensait ou exprimer ses interrogations. Et puis ce n'était pas indispensable : il avait quelques questions mais il pourrait vivre sans les réponses. Ou peut-être que Nora poserait les questions qu'il avait en tête (elle le faisait parfois). C'était de ces questions dont les réponses enrichissent la compréhension, mais ne sont vraiment pas nécessaires ; ni pour assimiler le contenu du cours, ni même pour avoir vingt sur vingt à l'examen. Quand Emile pensait à lever la main pour poser une question de ce genre, ça lui semblait tout simplement ne pas en valoir le coût. Il ferait perdre le temps de tout le monde, ou donnerait l'impression de vouloir faire son intéressant. C'était probablement ce que les autres élèves pensaient de Nora : qu'elle cherchait à se faire remarquer. Aux yeux d'Emile en revanche, se faire remarquer, loin d'être l'intérêt du fait de poser ce genre de question, en était l'inconvénient. Il aurait voulu avoir ne serait-ce qu'un quart de la confiance qu'elle avait elle.

Il avait l'habitude de dire de Nora : « Si je ne devais choisir qu'un mot pour la décrire ce serait brillante ; mais ce serait de la triche car ce serait deux de ses traits à la fois. » Brillante parce qu'elle comprenait et s'interrogeait, et brillante parce qu'elle rayonnait d'énergie. Il aurait voulu qu'elle apporte de cette brillance dans sa vie à lui. Lui qui se trouvait si terne, si invisible. Il l'admirait pour son esprit et pour la passion qui émanait d'elle chaque fois qu'elle prenait la parole. Mais, ce qu'il admirait par dessus tout, c'est qu'elle semblait si peu se soucier de ce que les autres pouvaient bien penser d'elle. Elle s'appropriait le cours comme s'il était donné à son intention ; bien décidée à en tirer le meilleur parti possible, à prendre tout ce qu'il pourrait lui apporter. Elle ne se serait pas laissée arrêter par l'idée que peut-être elle pourrait donner d'elle telle ou telle impression. C'était comme si cette fille, au milieu de tous ces gens qui se comportaient comme on l'attendait d'eux, avait juste décidé d'être elle-même et de faire ce qu'elle voulait. Comme si elle n'avait pas peur d'exister, de se montrer, de vivre ; pas peur du regard des autres. Comme si elle n'avait pas peur de toutes ces choses qui terrifiaient Emile. Ces choses qui l'empêchaient de lever la main en classe, et qui l'empêchaient aussi de faire le premier pas et d'aller enfin parler à cette Nora. C'est comme ça qu'Emile parlait d'elle. Et, s'il avait cru que l'amour ne tombait pas du ciel et avait besoin de raisons (ce qui n'était pas le cas, car je ne connais pas quelqu'un qui croie plus au Destin qu'Emile), ce serait les raisons qu'il aurait données.

Il n'avait aucune chance avec elle, disait-il ; une fille comme elle n'avait besoin de personne, et encore moins de lui. Comment aurait-elle pu le trouver intéressant ? Si, la plupart du temps, entourée de la plupart des gens, il se sentait invisible, alors comparé à Nora il serait complètement inexistant. Inexistant : c'est probablement ce qu'il était à ses yeux. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle était tout ce dont il rêvait, représentait tout ce qui lui faisait défaut. Mais lui, qu'aurait-il eu à lui apporter à elle ? Voilà ce qu'il pensait ; voilà ce dont on l'entendait se plaindre bien trop souvent. Bien sûr, Florian et moi, on essayait de le rassurer. On savait qu'Emile était quelqu'un d'unique qui avait énormément de choses à apporter. Mais on ne pouvait pas apporter nous les réponses à ses questions : on ne connaissait pas sa Nora, et on n'avait pas d'autre idée de ce qu'elle était que ce que lui nous racontait d'elle. Tout ce qu'on pouvait lui dire, c'est que Nora avait l'air d'aimer débattre de littérature, et qu'avec son esprit affuté et son propre intérêt pour le sujet, Emile pourrait probablement, plus que n'importe qui d'autre de notre connaissance, soutenir la conversation. Florian n'avait cesse de conseiller à son frère de prendre la parole en classe, pour montrer à Nora que lui aussi avait des opinions et un cerveau en état d'éveil. Mais rien à faire, Emile n'aurait pas risqué de se faire remarquer par ses camarades, et encore moins par Nora. Pourtant, c'était ce qu'il voulait au fond : qu'elle le remarque. Il aurait voulu qu'elle le remarque, mais sans donner l'impression qu'il voulait qu'on le remarque. Ce n'était pas ce qu'il était, ça aurait été donner une image trompeuse de lui, il ne voulait pas de ça. Florian avait du mal à comprendre ça. Et moi, j'avais du mal à voir quoi conseiller à Emile, qui avait l'air décidé à laisser faire M. L'Ecrivain. M. L'Ecrivain ; c'était le nom qu'il donnait au Destin, parce qu'il voulait croire que c'était comme si un auteur particulier veillait à ce que sa vie devienne une histoire méritant d'être racontée. Il espérait juste que M. L'Ecrivain ne décide pas d'écrire une tragédie.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant