7.1

222 49 26
                                    

Peut-être que si on tient à moins de choses on y tient plus fort. Nora accorde de la valeur à tellement de choses. Et moi, les choses auxquelles j'accorde de la valeur sont tellement rares que si j'en perdais une, je serais dévasté. Nora est déçue et donc elle pleure. Elle s'autorise à éprouver cette peine ; mais elle ne se laisse pas non plus submerger par la peine. Elle a cette délicieuse manie de rire en même temps qu'elle pleure. Et, tout en pleurant, elle m'explique pourquoi elle pleure. Comme si ces explications m'étaient fournies par une personne extérieure, consciente du ridicule de la situation. Elle en est consciente ; mais elle pleure. Soudain, ce tout petit événement qui la fait pleurer est devenu le symbole de quelque chose de plus grand. Ce n'est pas l'événement qui la fait pleurer, c'est le symbole. Elle pleure de ces évènements qui sont symboliques d'un constat d'impossibilité. Alors elle pleure parce que ses rêves sont inatteignables, et en même temps elle rit parce qu'elle est heureuse d'être assez idéaliste pour poursuivre des rêves inatteignables. Elle rit parce qu'elle sait que poursuivre ces rêves là c'est se moquer de la vie, des gens, et de tout ce qui la fait pleurer. Elle sait que continuer à tendre vers quelque chose de mieux est la meilleure revanche qu'elle puisse prendre. Elle pleure de ne pas vivre dans un monde plus idéal. Et en même temps elle rit, en me disant qu'elle est heureuse que les choses soient comme elles sont. Elle rit en me disant que si elle était née dans le monde idéal qu'elle visualise dans sa tête elle se serait incroyablement ennuyée. Pour quoi se battrait-on si tout le monde était sincère, si personne ne se sentait seul, si chacun voyait le bon chez les autres ? Elle et moi, on passe notre vie à décider qui l'on sera, en se basant sur l'idée que le monde serait plus agréable à vivre si plus de gens étaient comme nous. Tout en sachant que la vérité, c'est que ce monde idéal serait surtout complètement dépourvu d'intérêt. Alors on continue de tendre vers des buts impossibles à atteindre, en se réjouissant secrètement qu'ils soient impossibles à atteindre. Oh, la vie est une vaste plaisanterie ! Comment s'empêcher d'en rire ? Pourquoi le ferait-on surtout ? Quel serait l'intérêt ? Par contre on peut en même temps en pleurer, apparemment. Et on peut en même temps y être heureux surtout. Florian a raison : la vie est comme un jeu vidéo. Parce qu'une fois que tu as gagné tous les niveaux, le jeu est bon à jeter à la poubelle. Mais pendant que tu combats, que tu cherches ; pendant ce temps tu apprécies l'aventure. Et comment pourrais-je ne pas apprécier cette aventure qu'est la vie, surtout quand je sais que je vais la vivre avec Nora à mes côtés ?

Je crois que je ne comprendrai jamais vraiment la manière qu'elle a de tenir aux choses. Tout prend le caractère de symbole et alors tout est important. Mais rien ne l'est vraiment car ce qu'elle perd n'est pas la chose à laquelle elle tient vraiment au fond, juste l'une de ses représentations. Elle pleure de ne pas avoir de contrôle sur les choses. Mais aucune des choses sur lesquelles elle n'a pas de contrôle ne lui retirera le fait qu'il y a des choses sur lesquelles elle a du contrôle. Elle pleure quand elle fait des erreurs. Mais aucune de ces erreurs ne lui retirera la capacité qu'elle a de faire les choses correctement (même si ce n'est pas tout le temps). Elle pleure quand on pense du mal d'elle. Mais rien de ce que quiconque pense d'elle ne lui retirera sa valeur. Elle pleure quand ce à quoi elle tient est en danger. Elle pleure de peur. A chaque fois qu'elle pleure, d'une manière ou d'une autre, ça se rapporte à une peur. Mais quand elle perd quelque chose, quand une difficulté survient, alors elle ne pleure pas : elle trouve un moyen de le surmonter. Elle ne pleure jamais de ce qui est, mais toujours de ce que ça signifie. La vie a beau jeter des malheurs et des difficultés, ça ne la fait pas pleurer. Parce que ça ne signifie rien ; ce n'est que du hasard. Des fois elle pleurera, de peur d'être incapable de les surmonter. Mais je crois que même là, ce sera dans le sens où cette incapacité révèlerait une incapacité plus grande ayant trait à sa nature. Peut-être que j'exagère. Peut-être que si le toit de l'immeuble me tombait sur la tête elle pleurerait. Je crois aussi que, quoi qu'elle puisse en dire, des fois elle croit au destin, et qu'elle pleurera de peur que quoi que ce soit qui arrive signifie qu'il a décidé de ne plus être gentil envers elle.

Je crois qu'elle pleure si souvent, et qu'elle a si peur, parce que le destin (auquel je ne crois pas moi non plus, mais bon) a toujours été trop tendre envers elle. Elle dira que le destin n'a rien à voir là dedans. Elle dira qu'elle a été assez maligne pour éviter les difficultés, et qu'avec ça elle a eu de la chance. Et elle aura parfaitement raison. Mais elle a sans cesse peur ; parce qu'elle n'a pas assez vécu pour voir qu'elle est capable de surmonter ce qui la terrifie tant. Elle a peur de l'échec parce qu'elle n'en a pas assez connu. Elle a peur de l'inconnu parce qu'elle n'a pas assez été confrontée à l'imprévu. Elle a peur de ne pas être à la hauteur parce qu'elle n'a pas encore eu l'occasion de voir à quel point elle l'est. Elle n'a pas encore eu la preuve qu'il n'y a rien dont elle doive avoir peur ; rien auquel elle ne puisse survivre. Et j'espère qu'elle n'aura jamais l'occasion d'avoir cette preuve. Elle a peur de ne pas être assez pour le monde, ou d'être trop pour lui. Et elle continuera d'en avoir peur parce que le monde ne répondra jamais à cette question. Parce que son avis à elle-même ne lui suffit pas, qu'y ajouter le mien ne change rien, qu'y additionner celui de cent autres personnes n'y changerait rien non plus, et que « l'avis des gens gens » n'existe pas plus que ce « les gens » n'existe.

Et quelque part, j'admire Nora pour sa capacité à rire et pleurer en même temps. Quand, pour ma part, j'ai résolument choisi de rire. Oh, il m'arrive aussi de pleurer. Mais quand je pleure, c'est vraiment que tout va mal, que quelque chose de terrible est survenu, et que ma vie part sens dessus dessous. Pour moi, les larmes signifient que la vie, telle que je l'envisageais, est complètement détruite. Pour elle, les larmes sont juste partie intégrante de la vie. Mais je ne pourrais certainement pas avancer dans la vie avec Nora si elle ne savait qu'en pleurer. Rire est tellement important. Elle et moi, on croit que les couples qui rient sont heureux. Elle croit qu'ils rient parce qu'ils sont heureux. Moi je crois qu'ils sont heureux parce qu'ils rient. Bien entendu, ça ne suffit pas de rire. Mais ça facilite pas mal les choses. Tous les « débats » sont plus faciles quand on choisit d'en rire. Il y a des gens qui rient parce que rien n'a d'importance pour eux. Peut-être que pendant un moment j'en ai fait partie. Mais je crois que l'idéal, c'est de pouvoir rire tout en parlant de quelque chose d'important. On sait tous les deux que c'est important, que les choses dont on débat doivent être discutées et que l'on va devoir trouver des solutions aux problèmes. Ça ne nous empêche pas de savourer les dialogues comme si l'on était en train de regarder une comédie à la télé. Ce n'est pas si compliqué : il suffit d'imaginer quelqu'un d'autre, derrière l'écran ou sur scène, avoir la même dispute que nous, et immédiatement elle devient amusante. En plus, en envisageant les choses comme ça, on écoute beaucoup plus ce que l'autre a à dire pendant les « disputes ». Alors on élève la voix, on fait valoir notre point de vue, et de temps en temps on échange un sourire complice ou un éclat de rire, pour reprendre passionnément la discussion la seconde d'après, avec toute la virulence qu'on veut y mettre. Tant qu'on rit, on sait que notre complicité n'est pas en danger, et qu'alors il n'y a aucune raison d'avoir peur.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant