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Mais revenons en à Emile. On s'accordera pour dire que sa version de son histoire avec Nora n'est pas satisfaisante. Elle est même très décevante, en particulier venant de quelqu'un qui se veut romancier. Nora s'en tire beaucoup mieux. Ce n'est pas du tout une comparaison de leurs talents littéraires respectifs. Le talent n'est rien sans la volonté : et Emile ne voulait pas vraiment me raconter cette histoire. Nora en revanche avait (et a toujours) cette volonté de me faire partager tout ce qui occupe son esprit. Et elle semble se souvenir de tous les dialogues, même si je la soupçonne de les reconstituer parfois avec une fidélité douteuse (sans en être consciente bien sûr).

Le début de l'histoire, vous le connaissez. Emile et Nora se retrouvent en binôme pour un projet scolaire. Nora ne veut pas faire Roméo et Juliette, et Emile n'insiste pas vraiment, préférant choisir une autre pièce plutôt que de ridiculiser la beauté tragique de cette pièce pour en faire une vulgaire comédie comme Nora l'aurait voulu. Nora pense qu'il est important de montrer ce qui arrive quand on s'obstine à vouloir vivre une histoire impossible ; que c'est sensé être dissuasif et que pour ça il faut montrer que leur histoire n'a rien d'enviable et encore moins d'admirable. Elle pense que le goût du dramatique est dangereux, et que ridiculiser Roméo et Juliette serait plus efficace que de pleurer sur leur sort en les admirant à moitié. Je crois qu'elle a plus peur du ridicule que de la tristesse ; peut-être parce qu'elle y est moins habituée. Quoi qu'il en soit, elle choisit une autre pièce (ne me demandez pas laquelle) et Emile accepte. Il y a même un autre début, (antérieur) à leur histoire ; un que vous ne connaissez pas. Nora avait remarqué Emile avant ce jour là. Elle avait vu, à l'expression de son visage, qu'il était intéressé par le cours, qu'il comprenait, et elle avait été intriguée par la façon qu'il avait de prendre ses notes sous forme de questions-réponses comme s'il s'agissait du texte d'une pièce de théâtre. Elle admet qu'elle avait aussi remarqué qu'il y incluait les questions qu'elle posait elle (assorties des réponses de la prof). Mais elle a beaucoup plus de mal à admettre que ça la flattait et faisait partie de ce qui lui donnait envie de le connaître. Si elle avait remarqué tout ça sur lui, c'est parce qu'Emile était assis à côté d'elle en cours. En fait, au début il était assis plus loin, mais il s'était rapproché de jour en jour. Preuve que, quoi qu'il en dise, Emile n'avait pas assez confiance en M. l'Ecrivain pour ne rien faire lui-même. Il s'était aussi gardé de nous dire que la constitution des groupes avait tout simplement reposé sur le placement géographique dans la salle, et que donc il en avait été le seul responsable (bon, avec le hasard quand même peut-être un peu). Oh, comme le rôle du Destin est minimisé quand l'histoire est racontée d'un autre point de vue que du sien !

Il se trouve que la littérature est un merveilleux moyen d'aborder une quantité infinie de sujets et de faire connaissance. Je vous épargnerais le résumé détaillé de toutes les séances qui ont eu lieu pour adapter la pièce qu'ils ont choisie, pour la simple et bonne raison que je ne m'en souviens pas plus que je ne me souviens du titre de la pièce. Mais Nora, elle, s'en souvient très bien, ou en tout cas s'en souvenait à merveille quand elle me l'a raconté. Je crois même qu'elle s'en serait souvenue si elle n'avait pas apprécié Emile. Même si elle ne s'en souvient plus aujourd'hui, il suffirait de lui remettre le texte de leur pièce entre les mains et elle pourrait probablement expliquer le pourquoi du comment de chaque décision, toutes les alternatives qui ont été proposées et pourquoi elles ont été rejetées. Nora adore se justifier et justifier ses choix. Même si elle ne se souvenait pas de ses raisons de l'époque, elle serait capable d'en trouver de nouvelles et parviendrait de toute manière à trouver des raisons à chaque décision. Ce que j'ai retenu de son récit, c'est l'impression qu'elle a toujours eu le dernier mot dans leurs débats. Emile ne manquait pas d'idées et d'opinions, mais il était décidément moins têtu qu'elle. Et puis il y a fort à parier qu'il voulait faire plaisir à Nora, sans se douter qu'un débat animé lui aurait fait plus plaisir qu'un acquiescement. Cependant, après m'être moi-même fait avoir pas mal de fois, je suis presque sûr qu'il ne s'agissait pas d'acquiescements mensongers et à contrecœur. Je suis presque sûr que Nora a réussi à le convaincre presque à chaque fois du bien fondé de ses décisions. Je crois que c'est juste parce qu'elle est bornée, mais il arrive un moment où tu ne trouves plus d'arguments à lui opposer ; alors tu te dis que c'est probablement elle qui a raison. Même si en vérité rien ne le garantit. Plus tard, tu y repenses et tu réalises que tu ne t'es jamais vraiment rangé à son idée, jamais de façon générale. Par exemple, Emile a probablement été convaincu que l'adaptation moderne de Roméo et Juliette qu'il aurait voulue n'était pas la meilleure idée du monde. Mais croyez-vous qu'il ait changé d'avis sur la façon d'envisager les difficultés, sur les tragédies, ou ne serait-ce que sur Roméo et Juliette ? Parce que je peux attester que ce n'est pas le cas. Je suis également prêt à parier que tous ces débats n'ont fait que renforcer son admiration pour Nora.

Et puis les choses ont un peu changé. Emile et Nora se rencontraient dans un café pour travailler, et une fois qu'ils avaient terminé leur liste de tâches du jour, restaient pour discuter pendant des heures. Elle avait envie de mieux le connaître, et qu'il la connaisse mieux. Inutile de préciser qu'il partageait cette envie. C'est au cours de ces conversations, plus encore que pendant les débats, qu'elle a réalisé qu'Emile ne lui convenait pas. Le problème n'était pas leurs différences, m'assurait-elle quand je lui donnais la version d'Emile. Elle disait que ce qui l'avait vraiment fait prendre conscience du fait qu'il ne lui convenait pas, c'était son incapacité (à lui) à accepter leurs similitudes. Si vous voulez mon avis, ce n'était certainement pas la seule raison pour laquelle il ne lui convenait pas, mais vous n'aurez probablement pas confiance en mon objectivité sur ce point. Nora aussi souscrit à cette idée que ce n'est pas la seule raison, mais maintenant qu'elle est avec moi c'est évident. Maintenant, c'est évident que tout ce qui fait qu'il ne lui convient pas c'est tout ce qui fait qu'il n'est pas moi, vous comprenez. Quant à aller savoir si ça aurait pu être différent, ce n'est vraiment pas notre affaire. Mais assurément ça aurait pu l'être. Donc, d'après Nora, Emile était incapable d'accepter leurs similitudes. Nora avait vite remarqué qu'il ne voyait qu'un aspect d'elle, et essayait de remédier à ça. Elle essayait de lui raconter des anecdotes dans lesquelles elle était vulnérable, des situations où elle était mal à l'aise. Mais c'était comme si Emile traitait ces anecdotes comme des exceptions plutôt que comme révélatrices du caractère de Nora. Il se confiait à elle et elle lui disait partager certains de ses sentiments et certaines de ses peurs, mais il ne la croyait pas. Il disait qu'une fille comme elle ne pouvait pas comprendre ce que c'était que de ne pas avoir confiance en soi ou d'avoir peur de se montrer. Vous savez comment sont les gens : ils se font une idée de vous et puis ils ne remarquent plus que ce qui est compatible avec cette idée. Emile ne pouvait pas voir Nora autrement que comme la Nora qu'il m'avait décrite au tennis. Alors Nora a fini par abandonner. Elle a fini par accepter le rôle qu'il lui donnait et par arrêter de chercher désespérément à lui monter autre chose. Vous savez comment sont les gens : ils ont une fâcheuse tendance à se comporter comme on l'attend d'eux. Oui, même elle.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant