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Quelques jours plus tard, j'ai voulu voir si Nora avait raison. J'ai voulu savoir si on ne pouvait écrire que sur soi-même. Ou peut-être que je voulais lui prouver que j'avais raison plus encore que voir si elle avait raison. Alors je me suis assis à une table et j'ai commencé à écrire ce roman. Je voulais avoir doublement raison. Alors au lieu d'écrire sur une personne qui n'est ni moi ni elle, j'ai commencé à écrire sur deux autres personnes : Emile et Florian. Et, inévitablement, je me suis retrouvé à écrire sur moi-même et sur Nora, parce que sinon ce roman aurait été bien insipide. J'ai réduit Emile et Florian comme ils avaient réduit Nora. Parce que je ne les connais pas assez, parce que je les juge sans le vouloir, parce que leur vision des choses ne vaut pour moi que par comparaison à la mienne. Je les ai déformés en sélectionnant les informations dont je me souvenais ; déformés en les assortissant de jugement. Je voulais juste dire « Voilà leur façon d'être et voilà la mienne choisissez celle que vous préférez. » Mais je me suis retrouvé à plaider en faveur de la mienne parce que c'est ma préférée ; parce que je trouve que c'est la meilleure.

J'ai parlé d'eux et je me suis retrouvé à parler de Nora. Parce que l'histoire la concernait et avait besoin de son point de vue pour être complète. Et je ne voulais pas décrire Nora. Parce que chaque description est une réduction ; un enfermement. Il n'empêche que j'ai donné une image d'elle (parce qu'on ne peut pas faire autrement), et que je ne peux ni savoir ce que vous en pensez, ni savoir si cette image est correcte, ni savoir si elle correspond même seulement à l'image que moi j'ai de Nora. Et qu'est-ce qu'une image correcte ? Est-ce que l'image que j'ai d'elle correspond moins à qui elle est vraiment que l'image qu'elle a d'elle-même ? Peut-être bien que oui. Je comprends Nora : mais peut-on vraiment totalement ? Peut-être que je suis partial parce que je l'aime. Mais peut-être qu'elle aussi est partiale quand elle se regarde. Tout joue : la modestie, les insécurités, le besoin de s'aimer, les souhaits quant à qui elle voudrait être, ... Elle a encore plus de raisons que moi d'être partiale. Alors non, je ne peux pas garantir que je l'ai bien décrite comme elle est. Pas plus qu'elle ne peut être sûre qu'elle se voit bien comme elle est. La vérité est bien dure à trouver, et encore plus à recréer.

Alors Nora avait raison. J'ai parlé surtout de moi parce que c'est ce qu'il y a de plus facile. Et parce que même quand je ne suis pas en train de parler de moi au final je suis en train de parler de moi. Parce que qui je suis transparaît dans chaque chose que je dis et dans chaque chose que je pense. Et parce que c'est la seule chose que je peux avoir à partager. On peut essayer de partager des histoires qui ne nous appartiennent pas. Mais on ne fera jamais que partager notre vision de ces histoires, notre interprétation de ces histoires. On ne peut que partager des choses qui nous appartiennent : ce n'est pas juste une obligation morale, c'est une nécessité pratique. Et c'est plus intéressant comme ça. On peut s'intéresser aux autres mais ils ne seront jamais aussi intéressants que nous-mêmes : parce qu'on les comprend moins bien, qu'on les connaît moins bien, et qu'ils sont de ce fait nécessairement moins complexes et donc moins riches. Ce n'est pas de la prétention ; c'est juste une histoire de point de vue.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant