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Nora est entrée dans ma vie un jour où j'allais chercher mon neveu à l'anniversaire d'un de ses amis. Le goûter était animé par une pirate qui orchestrait une chasse au trésor. Parfaitement dans son rôle, elle s'agitait à travers le jardin, aiguillait les enfants d'indice en indice, et laissait son rire se mêler aux leurs, qu'elle semblait susciter avec une facilité déconcertante. Le petit Théo et moi repartions de là-bas en métro, quand j'ai vu, quelques strapontins au loin, une fille en robe fleurie qui lisait un livre de philosophie. Plongée dans sa lecture, elle semblait ne rien remarquer de ce qu'il se passait autour d'elle, et on la voyait de temps en temps froncer les sourcils, sourire, ou rire silencieusement. Je n'aurais jamais pensé que Platon puisse être si amusant. Mais ce qui m'étonnait plus encore, c'est que cette fille était le pirate énergique de tout à l'heure. Sans son bandeau sur l'œil et son bandana sur la tête, Théo ne l'avait pas reconnue. Mais pour moi, ça ne faisait aucun doute. En fait, le doute qu'il y aurait pu avoir avait été dissipé par ses chaussures. Des chaussures à talon, noires avec des rubans verts en guise de lacets, qui étaient exactement les mêmes que celles du pirate. Non pas que j'ai l'habitude de faire particulièrement attention aux chaussures, mais ma sœur avait les même que celles-là, si ce n'est que les lacets étaient des ficelles noires toutes simples : cette fille les avait probablement remplacés par des rubans. Et, alors que je n'aurais prêté beaucoup d'attention ni à cette lectrice concentrée ni à l'amusante pirate, j'ai eu envie d'en savoir plus sur cette fille qui arrivait à être les deux à la fois.

Ce jour là, probablement par hasard, les éléments se sont alignés. Et, moi qui ne croit ni au Destin ni en M. l'Ecrivain, je ne pourrais pas dire à quoi ma vie ressemblerait aujourd'hui si les choses avaient été différentes. Que serait-elle si ma sœur avait pu aller chercher Théo elle-même ? Si j'étais monté dans un wagon différent ? Si Nora avait changé de chaussures en quittant la fête ? ou si Théo n'avait pas commencé à me réclamer lui aussi un anniversaire Pirate pour ses 5 ans ? J'aurais probablement, contrairement à Emile, été capable de parler à Nora si j'avais été dans l'un de ses cours. Mais aborder une étrangère dans le métro, ce n'était vraiment pas mon genre. Cependant, les réclamations de Théo ont eu pour moi effet une ampoule s'allumant dans mon esprit, et j'ai choisi d'en profiter. Alors, j'ai montré la fille en robe fleurie à mon neveu en lui disant « Et si on allait demander à cette demoiselle si elle connaît un pirate qui voudrait bien venir à ton anniversaire ? » Il m'a répondu que je racontais n'importe quoi et qu'il ne voyait pas pourquoi la fille connaîtrait un pirate. Mais il m'a quand même suivi, en riant.

On s'est approchés de la jeune fille, et j'ai dû taper sur son épaule pour qu'elle me remarque et émerge de sa lecture. Elle a levé la tête et semblé reconnaître Théo, mais n'a rien dit et m'a regardé, semblant attendre de voir ce que j'avais à lui dire. Alors, je lui ai demandé si par hasard elle ne connaîtrait pas un pirate qui voudrait bien venir à l'anniversaire de mon neveu. Elle a ri, refermé son livre, et s'est tournée vers Théo, en lui disant qu'elle connaissait en effet un pirate qui serait intéressé : le pirate Trébuchet. Théo semblait surpris et ravi. Il a dit qu'il avait rencontré Trébuchet aujourd'hui, et que c'était devenu son pirate préféré. Nora a sorti de son sac un carnet, arraché une page sur laquelle elle a inscrit un numéro de téléphone, ajouté en haut de la feuille « Pirate Trébuchet », et l'a tendue à Théo. J'allais lui demander ce que Platon racontait de si amusant, mais je n'en ai pas eu le temps. Au même moment, elle a (enfin !) levé les yeux vers moi, pour dire avec un sourire gêné que c'était la station à laquelle elle devait sortir. Elle est partie en précipitation, et arrivée à la porte du wagon s'est retournée pour crier à Théo « Tu diras bonjour à Trébuchet de ma part. »

Elle s'est enfuie comme une voleuse, ou comme Cendrillon, et je ne l'ai pas revue pendant huit mois. Bien sûr, j'aurais pu utiliser son numéro et l'appeler. Mais, voyez vous, je l'ai tout simplement oubliée. Ce n'est pas comme si j'avais pu savoir tout ce qu'on pourrait être, juste en la voyant ce jour là. Ce n'est pas comme si elle m'avait manqué, pas comme si j'avais regretté, pas comme si elle avait occupé mes pensées. Je n'ai plus pensé à elle, tout simplement. Jusqu'au jour où je l'ai croisée sur le pas de la porte de chez ma sœur, quelques semaines avant l'anniversaire de Théo.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant