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Mais Emile aussi a changé depuis l'époque du tennis. Il a troqué la tragédie contre le roman d'apprentissage. Judicieux choix en effet. Quand il est venu la semaine dernière, je lui ai demandé s'il avait écrit quelque chose sur Nora à l'époque où il l'aimait. Il m'a répondu qu'il avait écrit quelque chose, mais qu'il ne voulait pas me le montrer parce qu'aujourd'hui il n'en pensait plus un mot. Il m'a dit que s'il le réécrivait aujourd'hui, ça serait selon une perspective complètement différente : pas comme le destin qui s'abat sur lui, mais plutôt comme le destin qui lui donne une chance d'apprendre quelque chose. Sauf que la leçon aura mis un moment à faire son chemin. J'ai trouvé ça très ironique, qu'Emile soit là en train de parler de destin tout en adoptant sans s'en rendre compte la perspective de Nora : « réécrit l'histoire de ta vie en en choisissant le genre que tu veux. » Quoi qu'il en soit, il n'a pas voulu me montrer ce qu'il avait écrit sur Nora, mais il m'a raconté ses péripéties de ces dernières années d'une façon qui pourrait faire une excellente histoire. D'après ce qu'il a dit, voilà ce qu'il s'est passé :

Le héros rencontre une fille et elle semble parfaite mais elle ne veut pas de lui, puis il rencontre d'autres filles et à chaque fois c'est la même chose alors il se dit que le Destin est contre lui. Il cherche une fille qui ait suffisamment de confiance en elle pour pouvoir lui donner une part de cette confiance, mais il se trouve que plus la fille a confiance en elle moins elle lui donne confiance en lui, et le héros se sent constamment rabaissé. Et puis un jour le héros s'arrête et se demande quelle pourrait être la fin de son histoire : il meurt de désespoir ? Ou bien il trouve une fille moins confiante et réalise qu'elle lui donne plus confiance et qu'ils sont bien ensemble ? Il en a eu l'idée avant de trouver la fille en question. Et puis il l'a trouvée et ça n'a pas du tout marché. Il avait l'impression de se morfondre avec elle dans une tristesse infinie, dans une solitude partagée. Il était rassuré mais il ne se sentait pas inspiré : ni à écrire ni à devenir quelqu'un de meilleur. Ça ne pouvait pas être la fin ; cette fin ne lui donnait pas satisfaction. Et à ce moment il a compris quelque chose : ce qu'il ressentait envers cette fille peu confiante était ce que Nora avait ressenti envers lui. Pour toutes les filles avec lesquelles il était sorti, et pour toutes celles avec qui il aurait voulu être, ça avait à chaque fois été la même chose : il s'était demandé si elles lui apporteraient ce dont il estimait avoir besoin, mais pas si lui pouvait leur apporter ce dont elles avaient besoin. Il n'avait jamais estimé qu'elles aient besoin de quoi que ce soit. Il n'avait pas vu leurs manques, leurs faiblesses ; il n'avait pas vu à quel point elles étaient humaines.

Il suivait cette histoire dont il était le héros, et avait oublié que les autres personnages ont aussi leurs propres histoires, leur propre destin. Bref, il a enfin découvert qu'il n'est pas le centre de l'univers, que les personnes ne sont pas juste des personnages et qu'il n'est pas le seul héros. Et maintenant, il se repasse l'histoire du point de vue de chacune de ces filles, et réalise que la plupart du temps c'est lui qui a tout gâché. Certaines, comme Nora, avaient leurs propres raisons de dire « non » : il ne leur convenait pas, et il le comprenait maintenant. D'autres, en revanche, il les avait rejetées lui parce qu'elles ne correspondaient pas à sa vision idéalisée, parce que dès que ces filles exprimaient un manque il se sentait incapable de le combler et ça créait chez lui une fuite spontanée. Maintenant, il avait changé de point de vue et l'histoire avait complètement changé. D'après lui, si le Destin suit les règles de la littérature, il va envoyer sur son chemin l'une de ces filles avec qui ça aurait pu marcher, ou une nouvelle fille, et à présent ils seront capables d'être heureux pour toujours parce que son personnage a appris à prendre en compte sa part de responsabilité.

Quand Emile a fini de nous raconter ça, il nous a dit que c'était en fait le résumé du livre qu'il était en train d'écrire (à quelques différences près). Je suis impatient de lire son manuscrit : en espérant qu'il n'ait pas surreprésenté le rôle du destin et effacé tout le côté méta ; ce qui malheureusement serait bien son genre. Personnellement, je trouve ça dommage qu'il ait eu à en passer par tout ça pour apprendre une leçon aussi basique. C'est frustrant : ce n'est pas comme si Nora n'avait pas tenté de le lui expliquer plusieurs fois. Mais les gens ne comprennent pas avant d'être prêts à comprendre, ils ne changent pas avant d'être prêts à changer.

Je trouve aussi incroyablement ironique qu'il puisse penser quelque chose du type « son destin était de finir par assumer sa part de responsabilité dans la vie. » Le destin a toujours été l'excuse dont il s'est servi pour ne pas assumer sa part de responsabilité justement. A moins que sa croyance dans le destin n'ait été la cause de son manque de prise de responsabilité. Pour moi, si le responsable des échecs c'est lui-même, le responsable de la prise de conscience c'est lui aussi, ce n'est pas le destin. C'est ce que je lui ai dit. Il m'a répondu que la prise de responsabilités n'aurait pas eu lieu sans tout ce qui est arrivé avant,qu'elle a été rendue possible par toute cette chaîne d'évènements. Que s'il n'avait pas vécu tout ça il ne serait pas aujourd'hui qui il est et qu'alors il ne serait pas capable d'envisager les choses de cette façon. Et il a raison : que la causalité soit dirigée par le hasard, le destin, la liberté d'autrui, dans tous les cas causalité il y a. Pas moyen de s'en dégager : on fait des choix mais le « on » que l'on est dépend de tout ce qu'il s'est passé avant, de ce que l'on était, de ce que l'on a choisi, et aussi de ce que l'on n'a pas choisi. Alors autant croire que tout ça à un sens, plutôt que de croire qu'il s'agit d'une succession d'évènements aléatoires. C'est rassurant de croire au destin, de penser qu'il y a forcément un sens. Nora dit qu'elle préfère croire qu'il n'y a pas de sens prédéterminé, parce que ça lui permet de choisir elle-même le sens qu'elle veut mettre. Elle aime le sens plus que tout, mais apparemment pas plus que le contrôle. Et j'ai tendance à penser comme elle : j'aime trop ma liberté. Nora a demandé à Emile s'il avait quand même l'impression d'avoir écrit ce manuscrit lui-même, ou si il avait le sentiment de s'être contenté de plagier M. L'Ecrivain. Emile lui a répondu qu'il n'aurait jamais pu écrire ce livre si son destin avait été différent, mais que malgré tout il avait l'impression d'en avoir lui le mérite.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant