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Florian et Emile sont venus dîner chez nous la semaine dernière. On les voit moins souvent maintenant, mais on se voit toujours, de temps en temps. Florian nous a présenté sa nouvelle petite amie, Vanessa. Elle lui ressemble beaucoup en un sens, même si je suppose que je verrais plus de différences si je la connaissais mieux. Et puis mon opinion est faussée par la comparaison avec les précédentes copines qu'il a eues, et qui étaient toutes à son opposé. En fait, elles correspondaient parfaitement à la description qu'il faisait quand je lui demandais ce que signifiait « les gens ». Elles représentaient cette norme à laquelle il essayait d'adhérer, et il ne pouvait pas s'empêcher de se plaindre d'elles dès qu'il se retrouvait seul avec nous. Et puis, je ne sais pas trop quand ni comment, mais Florian a fini par débloquer une nouvelle option dans le jeu vidéo qu'il considère la vie être. C'est ce qu'il nous a expliqué à ce dîner.

Jusque là, dans l'esprit de Florian, quand il s'agissait de choisir son comportement, il y avait deux choix. Et il fallait sélectionner le plus adapté à la situation, parce que c'était la « bonne réponse », celle qui permettait de « gagner le jeu » (quoi que ça veuille dire). Florian considère toujours que le but ultime est de s'adapter. Après tout ce n'est peut-être pas si méprisable, si on considère qu'on pourrait traduire « s'adapter » par « chercher à être en harmonie avec le monde » ou quelque chose comme ça. Pour être adapté, il y a plusieurs solutions, appartenant à l'une ou l'autre de deux catégories : se changer soi ou changer le contexte. Florian cherchait à se changer lui, d'une certaine manière. Mais pas vraiment, car toute une part de lui était et restait beaucoup trop attachée à ce qu'il était pour pouvoir l'abandonner totalement (fort heureusement selon moi). Alors il se contentait de changer son comportement, plutôt que de se changer lui véritablement. J'appelais ça « faire semblant », et pour lui c'était juste choisir la meilleure façon d'agir. Tout ce qu'il voyait c'est c'était une moindre trahison de soi que l'autre solution qu'il voyait, à savoir changer véritablement.

Changer le contexte lui semblait juste impossible ; c'était un choix nécessairement voué à l'échec d'après lui. Florian dit que c'est le choix que l'on a fait Nora et moi, et que c'est très beau dans l'abstrait, mais qu'au final ça revient à choisir la solution qui conduit à n'être pas adapté, et donc à choisir l'échec. S'il savait comme on s'en moque de l'échec ! On sait bien que l'on ne va pas changer le monde simplement en choisissant d'être nous-mêmes. Mais si tout le monde en faisait autant, ça serait peut-être différent. Peut-être que c'est idéaliste, de faire un choix nécessairement voué à l'échec. Moi je crois que le résultat n'est pas important, et que ce qui compte c'est de continuer à tendre vers notre idéal, de s'en approcher millimètre par millimètre. Et puis après tout, à petite échelle (géographique et temporelle), on peut changer le contexte : il suffit de voir comment les gens deviennent plus sincères dès qu'on l'est avec eux, comment plusieurs d'entre eux se rallient à ton côté quand tu exprimes l'opinion que personne n'osait avancer et que tu croyais être le seul à avoir, comme ils arrêtent de te faire des reproches quand tu es suffisamment obstiné pour qu'ils finissent par trouver ça « normal » de ta part. De toute façon, mon avis c'est que même si on ne pouvait pas changer le contexte on devrait quand même continuer d'essayer, ne serait-ce que pour exprimer le fait que l'on n'est pas d'accord. Maintenant, n'allez pas me demander avec quoi on n'est pas d'accord ou ce que l'on veut à ce point changer, parce qu'en fait j'aurais du mal à l'expliquer : je dirais un manque de sincérité, de l'hypocrisie, une dictature des apparences, un conformisme trop prégnant, des règles absurdes auxquelles tout le monde obéit sans raison, un manque de réflexion... Mais peut-être qu'au fond c'est autre chose. Et surtout, ce sont des choses tellement abstraites, et au fond je ne saurais pas dire comment elles se manifestent concrètement ou comment on les combat au jour le jour. Je sais juste que je suis moi, que je dis ce que je pense, que je fais ce que je veux, et que ce faisant j'ai l'impression de me battre contre ces abstractions, de me battre pour un idéal. Peut-être que c'est ridicule, peut-être que tout ce que je fais c'est me créer des difficultés et me condamner à être inadapté, regardé bizarrement ou je ne sais quoi. Mais je n'en ai absolument rien à faire.

Florian, quant à lui, dit avoir fini par trouver une troisième catégorie de solutions. Tu peux te changer toi, essayer en vain de changer le contexte, mais tu peux aussi changer de contexte. Nora dit que Florian n'a rien inventé du tout en disant ça, qu'il n'est pas le premier et que c'est étonnant qu'il n'y ait pas pensé avant. Elle dit aussi que d'ailleurs ce n'est pas une solution qu'il a trouvée : parce qu'il n'a pas choisi volontairement de changer de contexte pour en trouver un qui lui corresponde. Il n'a eu cette pseudo-révélation qu'une fois qu'il s'est retrouvé dans un nouveau contexte. Les années ont passé, il a fini ses études et commencé à travailler, dans la recherche. Maintenant il est entouré de gens qui au lieu de chercher à le traîner dans des fêtes s'asseyent autour d'un verre pour débattre de l'origine de l'univers, de la nature de la réalité et de je ne sais quelles théories de physique qui, à l'entendre, semblent toutes plus ou moins liées à de la philosophie. Ironiquement, il a trouvé dans la physique plus de questions que de solutions. Il s'est engagé dans un nouvel univers d'interrogations plutôt que de choisir je ne sais quelle branche où il aurait pu avoir des problèmes appliqués avec des solutions faciles à trouver. Mais il a préféré se mettre à chercher, est parti dans une quête vers toujours plus de connaissances ; quête sans fin qui lui permet de tendre vers quelque chose mais dont il ne verra jamais le bout. Laissez-moi savourer l'ironie, en même temps que je me réjouis pour lui qu'il soit dans un univers intellectuel où il se sent à sa place, et où en plus de ça il a trouvé sa Vanessa. Quant à moi, même si je ne trouve rien à redire à son choix, je trouve que « changer de contexte », pour aller vers un qui nous ressemble déjà, c'est quand même un peu la solution de facilité. Je ne veux pas me fermer au monde, j'ai envie de me confronter à la différence, de chercher à créer des ponds. J'ai envie de trouver autant de bonnes surprises que je trouverais de déceptions. J'ai envie de voir comment je peux me débattre au milieu de tout ce chaos. Plus que de me réfugier dans un endroit bien confortable où je m'ennuierais probablement. Je crois que c'est aussi ce que Nora ressent, et ce que d'ailleurs elle avait pressenti en disant qu'être avec Florian aurait ressemblé à une forme d'enfermement.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant