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Emile et Nora avaient des débats. Des échanges d'opinions : elle appelait ça comme ça. Et elle adorait ça. D'autres diraient qu'ils se disputaient, mais admettons qu'il s'agissait d'échanges d'opinions. Je veux bien admettre qu'il s'agissait d'échanges d'opinions ; elle et moi avons souvent des échanges d'opinions que les gens méprendraient pour des disputes. Mais j'ai quand même du mal à admettre que pour eux il ne s'agissait pas de disputes. Ce que je veux dire, c'est que Nora et moi on s'aime. Alors ce n'est pas pareil : aucun échange d'opinions ne vient remettre les choses en questions. Quand on apprend à se connaître, c'est différent. On croit que l'autre nous convient et c'est un postulat que chaque débat vient remettre en question : alors on est déçu, ça fait peur, ça fait mal. Ça risque de tout briser à tout instant, l'édifice est fragile. C'est dangereux et c'est pour ça que j'appelle ça des disputes. Quoi qu'il en soit, même si les choses ont capoté à cause de leurs similarités, c'est une conversation (quitte à être neutre question terminologie, allons-y à fond) sur leurs différences qui a tout fait basculer.

Le jour où ça a basculé, ils parlaient du destin. Emile a exposé sa théorie sur M. L'Ecrivain : l'auteur qui écrit ta vie en ayant pour souci que ce soit une bonne histoire, mais pas nécessairement qu'elle ait une fin heureuse. Nora a adoré l'idée, et a dit qu'elle aussi envisageait le destin comme une histoire. A la différence près qu'elle pense que l'auteur de ton destin, c'est toi-même. Elle voit ça comme ça : une pile de faits t'arrive dessus et c'est à toi de leur donner du sens. Souvent on donne du sens à postériori ; le destin s'écrit une fois les évènements passés. Parfois, on sait qu'on vit une histoire pendant qu'on est en train de la vivre, et alors si la fin qu'on sent venir ne nous plaît pas c'est à nous de faire ce qui est en notre pouvoir pour la changer. « C'est toi l'auteur de ta vie. Si la fin ne te plaît pas, change-la » : elle lui a dit ça. Alors il l'a embrassée. Si vous voulez mon avis, c'était un peu hypocrite. Vous croyez vraiment qu'à cet instant il a souscrit à la théorie de Nora et décidé de prendre sa vie entre ses propres mains ? Laissez-moi rire. Il a entendu ces phrases et a eu l'impression qu'elles lui étaient envoyées tout droit par M. l'Ecrivain, et que dans le scénario la réaction évidente de son personnage à ces propos serait d'embrasser la fille. Voilà ce qu'il s'est passé selon moi.

Quoi qu'il en soit, Nora a été surprise, s'est écartée aussitôt, et lui a demandé « Pourquoi ? » C'est bien ma Nora ça ! Elle s'est ressaisie, s'est excusée pour la question, et a dit qu'elle était désolée mais qu'elle ne partageait pas ses sentiments. Il n'a pas répondu grand chose, quelque chose comme « OK » ou « Je comprends » (plutôt « OK » à mon avis). Et elle l'a assuré qu'elle l'aimait bien en tant que personne mais que juste ça collerait pas de cette façon là. Et elle ne lui en a pas dit plus que ça, parce qu'elle estimait qu'elle ne lui devait pas d'explications. Et il ne lui en a pas demandé plus ; il ne lui a pas demandé « Pourquoi ? » Elle ne lui a pas redemandé non plus, pourtant elle aurait bien aimé savoir. Elle aurait aimé savoir pourquoi il l'aimait (ou quelque soit la façon dont vous appelez ça, parce que moi en tout cas je ne pense pas que ce verbe là soit le plus approprié). Elle a pourtant fini par avoir la réponse à son « Pourquoi ? » ; elle préfère de loin les explications aux cadeaux, et celle là je l'avais alors j'ai pu la lui donner. Bon, d'accord, si tout a basculé ce n'est pas à cause de leur dispute sur le destin, c'est à cause de la différence de leurs sentiments. Dans tous les cas c'est quand même une différence.

Emile n'a pas insisté, ce qui est tout à son honneur. Je crois qu'il connaissait Nora assez bien pour savoir que quand elle dit « non », c'est« non ». Pas seulement parce qu'elle est têtue. Aussi parce que quand elle dit « non » ce n'est jamais au hasard, ou par simple esprit de contradiction. Si elle dit « non » c'est parce qu'elle y a réfléchi avant et qu'elle est sûre que c'est « non ». D'ailleurs, je crois bien que c'est ça qui lui permet d'être à ce point entêtée : être sûre de ses réponses et de ses choix. Emile a respecté la décision de Nora, et n'a plus abordé le sujet avec elle. Il a abandonné l'idée d'être avec Nora, bien avant d'abandonner l'idée de souffrir de son amour non retourné. Je crois qu'en fait il était pressé de pouvoir écrire la suite de l'histoire, sa partie la plus tragique. Il a probablement dû l'écrire d'ailleurs. Je suis bien curieux de voir à quoi ça peut ressembler : je devrais lui demander. A tous les coups c'est quelque chose dans ce style : « J'ai rencontré cette fille super (insérer ici une description chargée d'hyperboles). Elle m'a demandé d'arrêter de croire au destin et d'écrire le mien. J'ai essayé de le faire mais à ce moment là elle a dit "Non". Le "Non"d'une fille comme elle c'est comme un "Non" du Destin : tu ne peux rien faire contre si ce n'est l'accepter. Ceux que tu aimes ne t'aiment pas forcément : c'est une chose contre laquelle tu ne peux rien. Tu ne peux que souffrir, et dans cette souffrance il y a une beauté : la beauté d'avoir fait passer son bonheur à elle avant le tien, la beauté de la résignation face à des volontés plus fortes que la tienne, la beauté de préserver précieusement tes sentiments pour une fille qui le mérite tant même quand tu n'as rien à y gagner toi. Alors j'ai souffert. Et cette souffrance était si douce,qu'elle m'a presque manquée le jour où elle a fini par s'évaporer. » Oui,je vois parfaitement Emile écrire quelque chose dans ce goût là.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant