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« Tu sais, m'a-t-elle dit un jour, je les apprécie beaucoup, tous les deux, en tant que personnes. Je ne pense pas qu'on puisse ne pas apprécier qui que ce soit, dès lors qu'on le comprend. Mais l'amour, c'est différent. Je pensais qu'on aimait quelqu'un quand on appréciait tout ce qu'il est. Mais ce n'est pas vrai : c'est nécessaire mais ce n'est pas suffisant. C'est comme si : je les appréciais mais je savais, je sentais, qu'ils ne me convenaient pas, l'un comme l'autre. J'aimais qu'ils soient tels qu'ils étaient mais j'aurais préféré aimer, je ne pouvais aimer que, quelqu'un qui soit autrement. Et je n'arrivais pas à mettre le doigt sur les traits en question, ceux qui faisait la différence, ceux que j'aurais aimés. Mais j'étais juste incapable de m'imaginer avec l'un d'eux. En fait ce n'est pas vrai, j'étais capable de m'imaginer avec eux. Mais je ne voulais pas de ce que j'imaginais. J'étais incapable de m'imaginer heureuse, vraiment heureuse, avec eux. Même s'ils m'avaient aimée autrement que comme ils m'aimaient, autrement que n'importe comment. Je n'arrivais pas à me voir vraiment heureuse.

Florian était touchant : cette façon qu'il avait d'être si ouvert avec moi, de se laisser voir vulnérable. Ça signifiait d'autant plus qu'il semblait en être incapable avec qui que ce soit d'autre. Mais lui et moi, on n'aurait pas pu exister en dehors d'une petite bulle. Si j'avais choisi Florian, j'aurais eu l'impression de couper définitivement les ponds avec le monde extérieur, d'abandonner mon désir de me sentir un jour appartenir. J'aurais fondu ma solitude avec la sienne, mais j'aurais été irrémédiablement seule, on aurait été seuls tous les deux ensemble. Ce n'est même pas une histoire de s'adapter ou non ; ça n'aurait rien changé. Je crois que c'était sa façon de parler des gens quand on était seuls tous les deux. Il avait beau dire qu'il fallait faire comme eux, que c'était la seule solution, au fond c'est comme s'il les méprisait. Comme s'il les méprisait de ne pas nous accepter comme on est, d'imposer des normes sans en être conscients, d'être la cause de cette souffrance qu'on ressentait. Et ça me terrifiait, parce que parfois je ressentais ça moi aussi. Et je ne voulais pas. Je ne voulais pas mépriser l'humanité. C'est ça qui m'aurait enfermée. Je n'aimais pas la personne que je devenais auprès de Florian. Je me l'expliquais comme ça, le fait que je n'aime pas Florian. Mais Emile, c'est plus compliqué. Si Emile m'avait vue entièrement, s'il avait accepté la partie de moi qui lui ressemble, alors quoi ? Bien sûr, je veux dire aussi s'il n'avait pas été intimidé par moi, si on avait pu débattre sans qu'il ne m'offre le dernier mot, s'il s'était considéré à mon niveau, ... Alors quoi ? Il avait certainement ce côté dramatique que je n'appréciais pas. Une tendance à tout prendre au tragique, c'est assez épuisant. Ça ne semble pas vraiment suffisant quand même comme raison. Non pas que j'ai vraiment besoin de raison, mais quand même.

Et puis j'ai fini par comprendre ce qui n'allait pas. Je pouvais m'imaginer avec l'un comme avec l'autre : je n'aurais pas été malheureuse, et ils auraient été capables de me comprendre. Mais dans aucun de ses scénarios imaginaires je ne me voyais rire. C'est tout : je ne me voyais pas rire. Je pouvais voir l'avenir et je ne m'y voyais pas vraiment heureuse. Même si comme ça j'aurais été moins seule, si ça aurait apaisé pas mal de mes peurs, si j'aurais pu envisager un avenir, ... Quand même, il m'aurait toujours manqué quelque chose. Mais je ne sais pas si c'est vraiment là la question : est-ce que j'aurais ou non été heureuse avec eux ? Je n'étais pas amoureuse d'eux : leurs petits défauts ne me faisaient pas sourire de ce sourire plus fort que moi. Bien sûr, j'ai fini par apprécier ces petits défauts, mais d'une certaine façon les apprécier intellectuellement juste. Ce n'est pas la même chose que la façon dont je t'apprécie toi. Tout ça, je l'ai compris en tombant amoureuse de toi. Il y a autre chose que j'ai comprises aussi. Eux et moi, il y avait une chose sur laquelle on était trop similaires. Et c'était une chose sur laquelle j'avais besoin de quelqu'un différent de moi. J'avais besoin de quelqu'un qui ne se soucie pas de ce que pensent les gens. C'est drôle quand j'y pense, toutes tes petites manies ou tes propos qui me font si souvent sourire, d'une certaine manière peuvent être liés à ça. Comme si tous sont le signe que tu es décidé à être toi et à te montrer, peu importe ce que les gens peuvent en penser. Et en même temps tu sais comprendre que moi je ne puisse pas en faire autant, que je ne sois pas capable de ne pas me soucier de ce qu'ils pensent. Mais tu m'aides à mieux le vivre, à moins en avoir peur. »

Nora elle me donne ses pensées comme ça, emmêlées, comme elles lui viennent. J'aime tellement ça en elle. C'est confus parfois, mais c'est parce qu'il y a tellement de contenu. En l'entendant parler on comprend que tout ça est important pour elle, que chaque idée mérite à ses yeux d'être exprimée. Elle le ressent comme ça, alors je crois que c'est la meilleure façon de le retranscrire. Elle pourrait trier, elle saurait classer, elle serait capable de présenter ça comme un exposé. Mais elle ne veut pas : c'est sa façon d'être sincère, d'être véritablement elle-même, que de me présenter ça tout embrouillé. Moi, je préfère quand elle le dit comme ça : des fois on le comprend moins bien, mais on le ressent mieux.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant