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Quand Florian a rencontré Héléna en tant que Nora, il a immédiatement su qu'elle était différente de celle qu'il avait imaginée. Comment aurait-il pu en être autrement en sachant comment son frère la voyait ? Il a su du même coup qu'il était tombé amoureux (vous savez ce que je pense du mot dans un tel contexte, mais restons sur celui-là vu que c'est celui qu'ils employaient eux) de la même fille que son frère. Et Emile l'a su également, juste quelques minutes plus tard. Florian et Emile avaient dit et redit que jamais ils ne se battraient pour une fille. Ils avaient dit vrai. Ils s'étaient juste trompé sur la raison : ce n'était pas parce qu'il était impossible qu'ils jettent leur dévolu sur la même fille. C'était parce qu'ils étaient des personnes raisonnables, décentes, respectueuses, quel que soit le mot qui convient le mieux. Imaginons qu'ils aient été amoureux d'elle au même moment, tout en le sachant. Vous pensez qu'ils auraient été se provoquer en duel, ou essayer de se saboter l'un et l'autre ? Ce serait mal les connaître. Ils auraient simplement dit : « Soyons nous-mêmes et voyons qui elle préfère, de toute façon c'est à elle de choisir. » Pardonnez-moi si vous auriez préféré une histoire plus compliquée, ou un triangle amoureux de plus pour votre collection. Parfois dans la vie, il y a moyen de faire simple. Et parfois, la vie simplifie encore plus les choses. Emile savait déjà que Nora ne l'aimait pas : pourquoi Florian n'aurait-il pas sa chance avec elle ? Voilà qui était se comporter en valeureux héros de roman ! Sauf bien sûr si vous pensez que la valeur serait plutôt d'enlever la princesse ou d'assassiner ses autres prétendants. Ou bien peut-être que je prête à Emile plus de qualités qu'il n'en a. Peut-être qu'il aurait été jaloux s'il avait pensé que Florian avait réellement une chance. Peut-être qu'il s'est juste dit qu'en connaissant Nora, Florian réaliserait qu'elle n'a rien de sa Héléna. Quoi qu'il en soit, Emile a donné le numéro de Nora à Florian. Aussi curieux que ça puisse paraître, Florian a préféré écrire une lettre. Alors, Emile, en bon frère et galant homme, a proposé de remettre la lettre à Nora.

Le jour où Emile les a présentés, Florian a dit à Nora qu'il l'avait aperçue à une fête, et elle lui a répondu qu'elle s'en souvenait. A l'époque, elle avait cru que c'était Emile, et avait espéré qu'il vienne lui parler. Évidemment, ils sont jumeaux, ils se ressemblent ; pas tant que ça non plus, mais on dira que le sens de l'observation n'est pas la plus grande qualité de Nora. Et puis à l'époque, elle n'avait jamais parlé à Emile : il lui semblait bien qu'à cette fête se trouvait ce garçon discret de son cours de littérature, mais elle n'en aurait pas non plus mis sa main à couper. La conversation entre eux trois n'a pas duré beaucoup plus longtemps que celui qu'il faut pour échanger ces quelques informations. Une fois Nora partie, Emile a demandé à son frère « C'était cette fête là ? » et quand Florian a acquiescé, Emile a ajouté « Pourquoi tu ne lui as pas demandé ? » Florian ne comprenait pas : « Demandé quoi ? » Et Emile, qui n'avait aucune idée de ce qu'il se passait, a répondu « Bah, demandé si elle connaît cette fille ; celle que tu appelles Héléna. » Alors Florian a ri et répondu « Bien sûr qu'elle la connaît ! Tu ne comprends pas : Héléna, c'est elle ! » Ah ; ce passage ils ne se sont pas privés de me le raconter, et même de me le rejouer. Ça les faisait rire. Ils ne comprenaient pas totalement ce qui s'était passé, mais je crois que chacun se disait que la perception de l'autre était déformée. Et d'une certaine façon, chacun avait à la fois tort et raison dans cette affirmation.

Emile a remis à Nora un mot de la part de Florian. « Un mot », c'est comme ça qu'Emile appelait ça, voulant dire par là que ça ne méritait pas le titre de « lettre » (le terme qu'employait Florian). Grosso modo, ça disait que depuis qu'il l'avait vue à cette fête il n'avait cessé de penser à elle, qu'il avait été touché par ses expressions, qu'il avait le sentiment qu'elle ressentait ce qu'il ressentait lui aussi, qu'il percevait une sorte de connexion, et qu'il demandait juste si elle voulait bien qu'ils se voient un jour pour faire connaissance. Nora a tout de suite compris, en lisant ça : que ce que Florian voyait en elle était ce qu'Emile ne voyait pas. C'est pour ça qu'elle a accepté. Elle l'a dit à Emile ; elle ne lui a pas demandé l'autorisation mais elle lui a simplement dit qu'elle espérait que ça ne le dérangeait pas. Elle a appelé Florian, qui avait laissé son numéro dans le mot. Je ne sais pas pourquoi il ne l'a pas appelée directement, ou ne lui a pas écrit un SMS. Je ne sais pas pourquoi il a préféré écrire « une lettre » : peut-être qu'il pensait avoir trop à dire, ou qu'il s'imaginait que ça intimiderait moins « Héléna », que ça lui correspondrait mieux. Mon avis personnel, c'est que c'était son côté romantique qui parlait, et aussi qu'il aurait été trop intimidé pour l'appeler, comme il avait été trop intimidé pour lui demander de vive voix quand elle était en face de lui.

Nora a appelé Florian pour accepter de le rencontrer, et elle était toute gênée. Qu'elle soit gênée elle, ça l'a rendu plus assuré lui, et il lui a proposé d'aller voir un film. Elle a rigolé : ça, ça a déstabilisé Florian. Elle a dit « C'est drôle, j'avais cru lire que tu voulais qu'on fasse connaissance. Dis-moi comment un film pourrait aider à ça. » Le pauvre garçon était sonné ; il n'avait pas attendu ça de la part de sa « Héléna ». A ce moment, c'était à son tour à elle d'être plus détendue et à lui de bredouiller. Qu'elle ait été plus détendue à ce moment, c'est comme ça qu'il le voyait lui, mais moi je suis prêt à parier que si Nora a plaisanté c'est justement parce qu'elle était gênée. Il faut bien reconnaître que Florian s'en est tiré admirablement, bien qu'en bafouillant. Il a trouvé la solution pour se sortir de cette difficulté. Admirable solution qu'est la sincérité. Il a avoué qu'il était gêné, et qu'il pensait que ça rendrait les choses plus faciles si d'abord ils regardaient un film ensemble ; ils seraient plus détendus pour parler après. Alors Nora a accepté de voir un film avec lui. Juste comme ça, il était parvenu à la faire changer d'avis. Et dire qu'Emile n'arrêtait pas d'affirmer que rien ne peut jamais la faire changer d'avis. Je crois qu'il n'a jamais essayé.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant