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A leur premier rendez-vous, Florian et Nora ont regardé un film. Florian et Nora se sont promenés dans un parc en parlant du film qu'ils venaient de voir. Florian et Nora se sont promenés en parlant de la fête à laquelle ils avaient été, et des fêtes en général. Florian et Nora ont parlé sincèrement. Florian et Nora ont parlé de ce que ça faisait de se sentir différent des gens. Les gens : c'est qui « les gens » ? Tous les trois (Nora, Florian, Emile) ils ont ce sentiment d'être différents des gens, pas à leur place au milieu d'eux, pas comme les gens attendraient qu'ils soient. J'ai demandé à Nora qui elle désignait par « les gens ». Elle m'a donné plusieurs réponses, ça varie selon les jours : les gens ce sont les extravertis, les gens ce sont ceux qui font semblant, les gens ce se sont ceux qui ne se prennent pas la tête autant que nous, les gens se sont ceux qui n'ont pas le sentiment d'être différent... Moi ce que j'en pense, c'est que « les gens » ce sont ceux que l'on ne connaît pas ; point barre. Si on apprend à les connaître, les gens deviennent beaucoup moins effrayants, et beaucoup moins différents de nous qu'ils ne le semblent au départ. Je crois que d'une façon ou d'une autre, pour une raison ou une autre, à un moment ou un autre, chacun se sent différent des autres. Des réponses de Nora, la plus vraie à mes yeux serait encore « ceux qui font semblant ». Parce que s'ils font semblant alors on ne les connaît pas, s'ils ne se montrent pas on a l'impression qu'ils sont tous semblables et tous différents de nous. Alors d'une certaine manière, sa réponse rejoint la mienne. Mais il n'y a pas de « les gens ». Les gens, c'est le nom que l'on donne à la foule indéfinie, mais si on la décompose elle n'est composée que de personnes. « Les gens » n'existent pas. Quoi qu'il en soit, Florian et Nora se sont rapprochés autour de cette idée complètement saugrenue qu'ils étaient tous les deux différents des gens.

Un jour, j'ai demandé à Nora si elle se souvenait de ce qu'elle pensait sur ce canapé, à cette fameuse fête où Florian l'avait remarquée. Elle m'a répondu qu'elle pensait à Peter Pan. Je n'ai pas compris, évidemment. Mais je n'ai pas eu à demander pour qu'elle m'explique : « Je pensais au film Peter Pan. Il est beaucoup mieux que le dessin animé, je te le ferais regarder. A la fin, il y a une scène qui m'a brisé le cœur, et qui pour moi contient tout le sens de Peter Pan. Peter est derrière une fenêtre, et il regarde Wendy et les enfants perdus, qui viennent de rentrer auprès de M. et Mme. Darling. Ils s'enlacent, ils rient, je ne sais plus exactement mais ils ont l'air terriblement vivants. Et il y a Peter qui les regarde par la fenêtre, et le narrateur qui dit quelque chose comme "Peter Pan avait d'innombrables joies que les autres enfants ne pourraient jamais connaître, mais il regardait la seule joie qui lui serrait pour toujours barrée". Je pensais à cette phrase sur le canapé. Ça me brisait le cœur. Je voyais ces gens devant moi qui s'amusaient, et je ressentais l'impossibilité dans laquelle je me trouvais de connaître ça. Ils sont là, ensembles, heureux, joyeux, ils vivent quelque chose ensemble, véritablement ensemble ; et moi je suis là à me dire que je suis incapable de ressentir ça, de partager ça avec eux. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais c'est comme ça. Je n'aime pas danser, je n'aime pas être bourrée, je n'aime pas me ridiculiser, je n'aime pas les commérages, je trouve que les relations sentimentales sont des choses privées et ça me dérange qu'on en parle impunément, ... Rien de tout ça ne m'amuse. Je n'y peux rien, c'est comme ça, ça ne me fait pas plaisir. On ne peut pas s'obliger à ressentir quelque chose qu'on ne ressent pas. Je ressentais cette impossibilité comme imposée de l'extérieur. Et pourtant, si on m'avait proposé d'échanger ma place avec la leur, je n'aurais pas accepté. Je me disais que moi aussi j'ai des joies que peut-être eux ne peuvent pas connaître. Peut-être qu'ils ne connaissent pas la joie que je peux éprouver quand je suis en cours, quand je lis, ou quand je forme une nouvelle idée. Peut-être qu'il y a ceux qui vivent et ceux qui réfléchissent. Je me demandais si je c'était quelque chose que j'avais choisi moi. Est-ce que j'aurais eu la possibilité d'être comme eux si je l'avais voulu ? Je me disais que je ressentais probablement exactement la même chose que ce que ressentait Peter, en voyant devant lui toute cette vie à laquelle il ne pouvait pas accéder, et en sachant qu'il avait pris lui-même la décision de la refuser. Une part de moi les enviais, et l'autre était consciente que tout ça ce n'était juste pas pour moi, et que de toute façon je préférais être moi. »

En racontant ça, elle avait presque les larmes aux yeux. Et moi, égoïstement, j'étais en train de me demander si elle avait dit la même chose à Florian, si elle lui avait parlé de Peter Pan, ou si cette confidence était juste pour moi. Alors, comme si Nora avait pu lire dans mes pensées, ou sentir ma jalousie, elle a continué son monologue : « Florian pensait que je méprisais les gens à cette fête, que je les jugeais, et c'est vrai que je les trouvais ridicule parfois. Mais ce que je me disais, c'est que c'est moi qui était à plaindre, incapable d'accepter de risquer d'être ridicule, même quand ça semble en valoir la peine. Je n'arrivais pas à comprendre que ça leur permette de créer des liens, mais je voyais bien que ça le faisait, et j'étais triste de ne pas pouvoir, moi. Tu vois la vie devant toi, cette vie qui t'es refusée parce que tu te la refuses. C'est une impression compliquée, mélangée. Peut-être que oui elle était un peu teintée de mépris. Mais si je dois répondre un seul sentiment, je dirais que j'étais triste. J'étais surtout triste. Parce que je savais bien que ce n'était pas seulement cette fois là, pas seulement d'être assise sur ce canapé. D'une certaine manière, j'avais perpétuellement le sentiment d'être de l'autre côté de cette fenêtre. Jusqu'à toi. Tu ne l'as pas ouverte pour moi. C'est mieux que ça : Tu m'as juste montré que je pouvais le faire sans crainte de trop perdre, que d'une certaine manière je pourrais tout avoir à la fois. Juste en étant toi, en ouvrant sans cesse ta propre fenêtre et en passant de l'autre côté tout en restant toi-même. Je ne sais pas si depuis que tu es là ça a vraiment changé pour moi, mais je crois que oui. J'en souffre moins mais ce n'est pas seulement parce que je t'ai toi. Tu fais beaucoup plus que combler la solitude. Je suis toujours moi, et d'une certaine façon je me sens toujours différente, mais je me sens moins exclue, je me sens plus vivante. » C'est ce qu'elle m'a dit, et à ce moment là j'ai su que le fait qu'elle ait ou non parlé de Peter Pan à Florian (elle l'avait probablement fait) n'avait absolument aucune importance. Si une chose est certaine, c'est qu'il n'avait pas plus que son frère compris qui est vraiment Nora.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant