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Après leur rendez-vous au cinéma, Florian et Nora ont continué de se voir pendant un temps. Ils se sont vus seuls, et ils se sont vus avec des gens autour d'eux. C'est là que ça a commencé à clocher. Dès qu'il y avait du monde autour d'eux, que ce soit des amis à lui ou des amis à elle, Florian devenait différent de quand il était seul avec elle. Il n'était plus le Florian qu'elle connaissait. Oh non, Nora n'était pas la seule à avoir plusieurs visages. Mais elle au moins, tous ses visages étaient bien les siens. Florian, lui, devenait quelqu'un qu'elle considérait ne pas être lui, quelqu'un qu'elle considérait être faux. Quand il y avait du monde, il semblait sûr de lui, toujours d'accord avec les autres, toujours prêt à rire, et par dessus tout vivant. Ce n'était pas un problème en soi. Sauf quand il acquiesçait à des opinions contre lesquelles il était, sauf quand il riait à des blagues qui ne l'auraient jamais fait rire, sauf quand il semblait passionné par des sujets dont il n'avait que faire en réalité,... Nora le connaissait assez pour repérer tout ça, et ça lui faisait une curieuse sensation dans l'estomac. Mais le pire, c'est quand il l'impliquait elle : « Nora, pourquoi tu ne souris pas ? », « Nora, qu'est-ce que tu en penses ? », « Tu ne viens pas danser Nora ? » Florian, Florian, est-ce que tu ne la connaissais pas ? C'était même pire que ça : il voulait la changer. Et d'une certaine manière, il y a réussi. Mais certainement pas comme il l'espérait.

Quand Nora a senti que Florian voulait la changer, ça a déclenché quelque chose en elle. Elle est sortie de sa coquille, comme il le voulait. Mais pas comme il le voulait. En voyant Florian essayer de paraître adapté, la seule envie que ça a donné à Nora c'est de revendiquer le fait qu'elle, adaptée, elle ne l'était pas. Alors elle a commencé à faire sa mauvaise tête, mais toujours en riant. Elle s'amusait à contredire tout le monde, relever ce que leurs blagues avaient d'offensant, jouer l'avocat du diable pour toutes les personnes dont ils s'avisaient de dire du mal (qu'elle les connaisse ou non), disait absolument tout ce qui lui passait par la tête. Florian détestait quand elle jouait les Nora comme ça ; quand il voyait pointer le nez de celle qu'avait décrite son frère. Mais ce qu'il détestait plus encore, c'est quand elle laissait Héléna s'exprimer devant les gens. Cette Héléna qu'il aurait voulu garder pour lui seul et qui à présent partageait avec tous toutes ses craintes et ses doutes. Bien sûr, c'était ses doutes et craintes à elle, mais c'était aussi les siens à lui ; c'était ceux qu'ils partageaient. Est-ce que les gens pouvaient le deviner ? Pouvait-ils deviner à quel point il était concerné par tout ce qu'elle disait ?

Nora se rendait très bien compte de ce qu'elle faisait. Elle savait que d'une certaine manière ça risquait de faire du mal à Florian. Mais elle avait été blessée elle aussi : blessée de voir qu'il ne l'acceptait pas comme elle était. Alors elle avait réagi, bien décidée à ne pas se laisser enfermer ou diriger. Elle voyait bien que ça faisait de la peine à Florian. Mais elle ne se sentait pas coupable, car elle jugeait ses actions d'après ses intentions et pas d'après leurs conséquences. Son intention avait été tout à fait légitime. Oui, elle avait exagéré. Elle avait cherché la confrontation, avait été presque un peu trop elle-même. Elle n'était jamais comme ça en temps normal : elle mettait les formes un minimum, cherchait à être sincère pour être sincère et pas à utiliser sa sincérité comme une arme. Cette fois-ci c'était différent. Elle dit qu'elle avait agit par réactance : un phénomène psychologique qui d'après-elle correspond à une tendance des être humains à revendiquer leur liberté quand ils la sentent menacée, ce qui se manifeste notamment en faisant tout le contraire de ce que l'on attend d'eux. Et elle se sentait parfaitement dans son droit de réagir. Florian n'était pas en droit d'essayer de la contrôler, de la changer, de l'enfermer. Elle se sentait dans son droit parce qu'elle l'était.

Ils avaient fini par avoir une discussion (ou appelez ça comme vous voudrez). Ça avait commencé par Florian qui demandait « Mais qu'est-ce qu'il t'arrive Nora ? Tu n'es plus toi-même en ce moment. » et Nora excédée qui répondait « Plus moi-même ? Plus moi-même ? Qui t'es, toi, pour dire que je ne suis plus moi-même, ou ce que c'est d'être moi-même ? C'est moi qui décide de ce qu'être moi veut dire, personne d'autre ! Alors je suis moi-même tant que je suis qui je veux être. Donc je suis moi-même. Totalement ! Plus que jamais même je dirais ! » C'était passé par Nora qui demandait : « Tu m'aimes ? Tu crois que tu m'aimes, tu dis que tu m'aimes comme je suis. Mais c'est pas vrai ! Tu cherches à aimer cette partie de moi qui te ressemble, et tu l'aimes oui mais seulement quand on est juste tous les deux. Tu ne l'aimes pas vu que tu ne l'aimes pas tout le temps. Ou alors tu l'aimes mais tu en as honte. Comment tu peux l'aimer si tu ne l'acceptes pas ? Comment tu peux m'aimer si tu ne m'acceptes pas ? » Et ça a fini par Nora qui disait : « Tu me fais de la peine. Je te vois et j'ai de la peine. Tu sais quoi ? C'est pas moi que tu n'aimes pas : c'est toi ! Peut être que tu m'aimes parce que tu cherches à t'aimer toi. Ou peut-être parce que tu crois que je suis la seule à pouvoir t'aimer comme tu es, vu que je suis comme toi. Mais la vérité c'est que tu ne pourras jamais m'aimer si tu ne t'acceptes pas toi, si tu ne t'aimes pas toi. En fait, je ne sais pas si tu pourras aimer qui que ce soit avant que tu ne t'aimes toi. »

C'est drôle quand on y pense. Emile était tombé amoureux de Nora et n'avait jamais pu accepter sa partie Héléna. Florian était tombé amoureux d'Héléna, mais d'uns certaine manière c'était quand même la partie Héléna qu'il n'avait pas pu accepter. Sauf que, quand on y pense, Florian aurait pu rester avec Héléna si elle n'avait été qu'Héléna. Parce que, si elle n'avait été qu'Héléna, elle aurait peut-être essayé de changer, ou peut-être que l'attitude de Florian ne l'aurait pas dérangée, qu'elle se serait contenté d'accepter, d'intérioriser, et de partager avec lui qui elle était comme si c'était un secret. Mais Nora aimait Héléna. Nora savait qu'il n'y avait rien de mal à être comme elle était. Nora avait assez confiance en elle pour pouvoir accepter ses doutes et les revendiquer. Nora savait qu'elle pouvait aspirer à autre chose qu'à faire semblant. Elle savait qu'il y avait de l'espoir, ne voulait pas se résigner à adopter un mode de fonctionnement qu'elle savait ne pas lui convenir. Et tout ça, c'était quelque chose que Florian avait du mal à comprendre.

Comme elle nous apparaîtOù les histoires vivent. Découvrez maintenant